La victoire de Nemo à l’Eurovision révèle encore une fois la dramatique situation des personnes non-cisgenres et hétérosexuelles en Turquie. Pour preuve, la récente attaque du président Erdogan envers l’artiste suisse.
Watson, le 23 mai 2024, par Yasmin Müller
Le président turc Recep Tayyip Erdogan trouve la victoire de Nemo à l’Eurovision tellement choquante qu’il en fait même un sujet de discussion au sein de son cabinet.
Quel est le rapport avec les chaussures d’Emine Erdogan et pourquoi l’attitude de la Turquie vis-à-vis de l’ESC est emblématique des droits LGBTQIA+ dans le pays:
Erdogan tire sur Nemo
Recep Tayyip Erdogan porte les valeurs familiales conservatrices presque aussi haut que sa femme Emine Erdogan porte ses talons.
Pour souligner devant le peuple turc à quel point il prend son conservatisme au sérieux, le président Erdogan s’est emporté lundi contre Nemo, à l’issue de la réunion du cabinet.
Ce n’est pas parce que Nemo aime le vertige autant qu’Emine Erdogan…
Nemo virevolte sur un plateau tournant à la recherche de sa propre identité sexuelle.image: keystone
…mais parce que Nemo est «un cheval de Troie de la corruption sociale», comme le pense Erdogan. Et de toute façon, l’ensemble du concours Eurovision de la chanson (ESC) est un événement qui encourage la «neutralisation du genre» et menace ainsi la famille traditionnelle.
La semaine dernière, les chiffres ont montré à quel point la famille traditionnelle souffre actuellement en Turquie. Ainsi, le taux de natalité du pays est tombé à 1,51 enfant par femme en 2023. C’est historiquement bas et cela équivaut à une «menace existentielle» pour la Turquie, a affirmé Erdogan dans son discours de lundi soir devant le cabinet.
Déjà en 2016, il avait affirmé dans un discours:
«Des familles fortes conduisent à des nations fortes»
A l’époque, il avait également souligné que chaque femme turque devrait avoir au moins trois enfants. Et il a affirmé que la Turquie avait aussi fait beaucoup d’efforts pour que les femmes puissent être mères et travailler.
Mais si l’on y regarde de plus près, Erdogan et ses politiciens n’ont sans doute pas fait assez pour les familles et les mères du pays. Car le ralentissement actuel des naissances s’explique effectivement par la politique d’Erdogan — et non par la victoire de Nemo.
La Turquie est le dernier pays de l’OCDE en termes de soutien aux familles. En 2019, seulement 0,2% du PIB (PIB total en 2019: 761 milliards de dollars) a été consacré au soutien financier des familles et 0,3% du PIB a été investi dans des offres destinées aux familles.
A titre de comparaison, la Suisse a investi durant la même période 1,2% de son PIB (PIB total 2019: 721,4 milliards de dollars) sous forme de soutien financier aux familles, 0,5% dans des offres pour les familles et encore 0,5% du PIB dans des allègements fiscaux pour les familles. La Suisse se situe donc dans la moyenne. Parmi les pays de l’OCDE, la France, la Suède et le Luxembourg sont les leaders en matière de soutien aux familles par les dépenses publiques.
Parallèlement, l’inflation en Turquie est astronomique depuis des années. Cette tendance n’a pas été interrompue en avril: les biens et services ont coûté en moyenne 69,80% de plus que l’année précédente. Les produits alimentaires sont également touchés par la hausse des prix.
Erdogan devient un problème pour l’Occident
Erdogan a d’ailleurs deux filles et deux fils avec sa femme Emine Erdogan.
Sümeyye Erdogan et son mari Selçuk Bayraktar en 2018, Sümeyye a fait ses études aux États-Unis.image: anadolu
La Turquie et l’Eurovision
Jusqu’à présent, la Turquie a participé 34 fois au concours musical. En 2003, Sertab Erener a même remporté la victoire avec le tube «Everyway That I Can» (réd: de toutes les manières possibles).
Sertab Erener montre ses jambes de manière taquine à l’ESC.image: keystone
Une décennie plus tard, en 2013, la Turquie s’est retirée de la compétition. La raison invoquée était la procédure de vote ainsi que le fait que les cinq nations les plus nombreuses pouvaient participer à la grande émission du samedi soir sans passer par les demi-finales.
Mais le fait que la Turquie ne soit pas revenue à l’ESC après ces critiques n’est pas lié à l’investissement financier, mais aux «chevaux de Troie de la corruption sociale», comme l’a exprimé Erdogan lundi soir. Car 2013 a aussi été l’année où la chanteuse finlandaise Krista Siegfrids a embrassé sa choriste sur scène.
La chanteuse Krista Siegfrids présente la chanson «Marry Me» pour la Finlande lors de la Grande Finale du Concours Eurovision de la Chanson 2013.image: www.imago-images.de
Et puis il y a l’affaire Conchita Wurst, qui a remporté l’ESC en 2014. Celle-ci est une épine dans le pied du président et de ses partisans. İbrahim Eren, le directeur général de la chaîne de télévision publique turque TRT, a déclaré en 2018:
«En tant que chaîne publique, nous ne pouvons pas diffuser à 21 heures — quand les enfants sont encore éveillés — quelqu’un comme cet Autrichien barbu qui porte une jupe, ne croit pas aux genres et dit qu’il est à la fois un homme et une femme».
Conchita Wurst porte une barbe et une robe.image: epa/scanpix denmark
Et maintenant donc Nemo. L’artiste biennois favorise la «centralisation du genre», Erdogan en est convaincu. C’est ce qu’il a déclaré lundi soir dans son discours:
«Il se confirme de plus en plus que nous avons pris la bonne décision en maintenant la Turquie en dehors de cette compétition honteuse au cours des douze dernières années».
Les LGBTQIA+ en Turquie
Les déclarations d’Erdogan à l’ESC sont emblématiques de la manière dont la communauté LGBTQIA+ est traitée en Turquie. Pourtant, il y a plus de 20 ans, Sertab Erener chantait encore dans sa chanson gagnante:
«You make me feel just like I should (…) Now the rest of the world is overruled»
«Tu me fais sentir comme je le devrais (…) Maintenant, le reste du monde n’a plus de raison d’être».
Ressentir les choses de manière à se sentir bien n’est toutefois valable en Turquie que pour l’amour hétérosexuel. En effet, le «Parti de la justice et du développement» populiste de droite d’Erdogan, avec ses valeurs islamiques, a montré ces dernières années de moins en moins de tolérance envers les droits LGBTQIA+.
D’un point de vue juridique, l’homosexualité n’est certes plus un délit depuis 1852, mais les personnes homosexuelles sont tout de même coupées de la société. Depuis 2015, les prides — aussi petites soient-elles — sont systématiquement interdites en Turquie. Les personnes LGBTQIA+ sont régulièrement arrêtées lors de manifestations. En juin 2023, des images ont fait le tour du monde, montrant la police arrêtant dix personnes lors de la Trans Pride d’Istanbul et faisant usage d’une force excessive.
Arrestations pendant la Trans Pride à Istanbul le 18 juin 2023.image: keystone
La police bloque la Trans Pride à Istanbul en juin 2023.image: keystone
En 2021, le ministre turc de l’Intérieur Süleyman Soylu a provoqué un véritable tollé en traitant quatre étudiants de «pervers LGBT» sur Twitter. Bien que le post soit toujours en ligne, il est accompagné d’une mention indiquant qu’il enfreint les règles du X. Les étudiants avaient été arrêtés auparavant pour avoir présenté, lors d’une exposition d’art sur le campus, une œuvre sur laquelle le sanctuaire central de l’islam, la Kaaba à La Mecque, était représenté avec un symbole de la communauté LGBTQIA+.
En 2022, l’autorité turque de régulation de l’audiovisuel (RTÜK) a soutenu un spot publicitaire qualifiant les LGBTQIA+ de «virus» et les rendant responsables de la «destruction des familles».
Ce ne sont que quelques exemples qui illustrent comment la communauté LGBTQIA+ est en danger en Turquie. En juin 2023, Amnesty International écrivait à ce sujet:
«En renforçant la rhétorique anti-LGBTQIA+, le gouvernement turc a contribué à alimenter les préjugés et à encourager les groupes anti-LGBTQIA+; certains d’entre eux ont même appelé à la violence contre ces communautés».
La déclaration d’Erdogan envers Nemo et l’ESC n’ont donc rien d’une surprise. Peu de chances de voir la Turquie défendre ses chances lors de l’édition 2025 en Suisse.
Traduit et adapté par Noëline Flippe