L’Observatoire de la Turquie contemporaine considère que les propos de Robert Paxton, historien américain, apportent des éléments pour l’analyse des régimes autoritaires d’aujourd’hui, Turquie comprise.
Éminent spécialiste du fascisme et de la France de Vichy, celui-ci pensait l’appellation galvaudée et inadéquate pour décrire Donald Trump. « Aujourd’hui, il s’alarme de ce qu’il voit monter sur l’échiquier politique mondial – et en particulier du phénomène “trumpiste” aux États-Unis. »
Courrier International le 7 novembre 2024
Source: The New York Times Magazine, traduit de l’anglais.
L’historien Robert Paxton a passé la journée du 6 janvier 2021 rivé à son poste de télévision. Depuis son appartement de Manhattan, il a vu cette foule hostile marcher sur le Capitole, forcer les cordons de police et pénétrer à l’intérieur de l’édifice du Congrès américain. Beaucoup d’intrus portaient des casquettes floquées du sigle Maga [“Make America Great Again”, “rendre sa grandeur à l’Amérique”], d’autres des bonnets orange vif signalant leur appartenance au groupuscule d’extrême droite des Proud Boys. D’autres des accoutrements plus fantaisistes encore. “J’étais totalement hypnotisé par la scène”, me confesse Paxton, que j’ai rencontré cet été chez lui, dans la vallée de l’Hudson. “Je n’imaginais pas une telle chose possible.”
Robert Paxton, 92 ans, est l’un des plus grands experts américains du fascisme et de l’histoire européenne du milieu du XXe siècle. Son livre La France de Vichy, paru en 1973, qui revenait sur les forces politiques internes qui ont amené les Français à collaborer avec l’occupant nazi, a poussé la France à regarder en face son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cet ouvrage a trouvé un regain d’actualité quand Donald Trump s’est rapproché de l’investiture du Parti républicain en 2016 et que des articles comparant la politique américaine à celle de l’Europe des années 1930 ont commencé à fleurir dans la presse américaine.
La plus toxique des étiquettes
Dans une tribune publiée dans un quotidien français [Le Monde du 6 mars 2017], Paxton appelait à la retenue. “Si tentant qu’il soit d’apposer à Trump la plus toxique des étiquettes politiques, une telle qualification n’est justifiable qu’à condition de permettre un approfondissement ou d’apporter un éclairage”, y met-il en garde. L’historien reconnaît que la “hargne” et la “mâchoire crispée” rappellent “le théâtre grotesque” de Mussolini, et que Trump impute volontiers aux “étrangers” et aux “minorités” la responsabilité du “déclin national”. Ce sont là, écrit Paxton, des “motifs typiquement fascistes”. Mais on a tellement usé et abusé du terme – “les fascistes, ce sont toutes les personnes que vous n’aimez pas”, résume-t-il – qu’il a perdu de son pouvoir éclairant. Malgré quelques similitudes superficielles, les dissemblances sont trop nombreuses. Les premiers fascistes, rappelle-t-il, “promettaient de surmonter la faiblesse et le déclin national en renforçant l’État, en subordonnant les intérêts individuels à ceux de la communauté”. Or Trump et ses acolytes veulent à l’inverse “une subordination du bien commun aux intérêts individuels (ou, du moins, aux intérêts des individus les plus riches)”.
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Quand Trump arrive à la Maison-Blanche, une avalanche de publications, d’articles et de livres, soit souscrivent à cette analogie avec le fascisme, présentée comme utile et nécessaire, soit la dénoncent en la jugeant inutile et fallacieuse. La polémique prend des proportions telles, notamment sur les réseaux sociaux, que les historiens finissent par lui donner un nom, ce sera “le débat sur le fascisme”. À l’époque, Paxton est déjà en retraite depuis plus de dix ans de son poste à l’université Columbia, où il a enseigné l’histoire pendant trois bonnes décennies, et il ne prête guère attention aux débats qui font rage sur Internet – sans parler d’y prendre part.
Le tournant de l’assaut du Capitole
Mais la journée du 6 janvier 2021 marque un tournant. Pour un historien américain spécialiste de l’Europe du XXe siècle, il est difficile de ne pas voir dans ce coup de force des échos des Chemises noires mussoliniennes qui avaient marché sur Rome en 1922, ou des échos de l’émeute qui a éclaté à Paris devant l’Assemblée nationale en 1934, fomentée par des anciens combattants et des ligues d’extrême droite qui tentaient de perturber l’investiture du nouveau gouvernement de gauche. Mais ces analogies pèsent moins dans la balance que ce que Paxton considère comme une mutation du “trumpisme” lui-même. “Ce recours à la violence était si explicite, si manifeste, si délibéré, qu’il fallait changer de vocabulaire, m’explique Paxton. Il m’est apparu simplement qu’une langue nouvelle était nécessaire pour qualifier ce phénomène qui était en train de naître.”
Quand un journaliste de Newsweek entre en contact avec Paxton, ce dernier profite de l’occasion pour annoncer publiquement qu’il a changé d’avis. Dans une tribune publiée sur le site Internet du magazine américain le 11 janvier 2021, Paxton écrit que l’invasion du Capitole “lève [ses] préventions contre l’étiquette ‘fasciste’”. “En appelant ouvertement à recourir à la violence civile en vue d’invalider une élection, Trump a franchi une ligne rouge, poursuit-il. Cette étiquette semble désormais non seulement acceptable, mais nécessaire.”
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Jusqu’alors, la plupart des chercheurs favorables à apposer cette étiquette n’étaient pas des spécialistes. Paxton, si. Pour celles et ceux qui défendaient depuis des années l’idée que le trumpisme était assimilable à du fascisme, la tribune de Paxton avait valeur de confirmation. “Il a sans doute fait plus avec cet article que tous les livres publiés par les historiens depuis 2016”, observe Samuel Moyn, historien à l’université Yale. Citer Paxton, affirme-t-il, “c’est faire argument d’autorité – c’est sans appel”.
“C’est vraiment ça !”
Cet été, j’ai demandé à Paxton si, près de quatre ans plus tard, il maintenait sa position. Entre prudence et franchise, il m’a dit douter que l’emploi du terme ait une quelconque utilité politique, mais m’a confirmé le diagnostic. “Il s’agit d’un phénomène très inquiétant qui monte en bouillonnant de la base et qui ressemble à s’y méprendre au fascisme originel, m’a expliqué Paxton. On n’a pas affaire à autre chose. C’est vraiment ça.”
Qualifier quelqu’un ou quelque chose de “fasciste” est l’expression suprême de la révulsion morale, c’est un réflexe que l’on a du mal à réprimer. “La tentation d’établir des parallèles entre Trump et les dirigeants fascistes du XXe siècle est compréhensible”, écrivait ainsi l’historien britannique Richard J. Evans en 2021.
“Comment mieux exprimer la peur, la répulsion et le mépris que Trump inspire aux libéraux qu’en le comparant au mal politique absolu ?”
C’est une épithète dont on affuble aussi la gauche, y compris quand Trump s’en prend aux démocrates. Mais le fascisme revêt un sens bien précis et, ces dernières années, le débat s’est articulé autour de deux questions : décrit-il fidèlement le trumpisme ? Et la comparaison est-elle utile ?
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La plupart des commentateurs se rangent dans l’une de ces deux catégories : ou bien ils répondent “oui” à la première question et à la seconde, ou bien ils répondent “non” aux deux. Robert Paxton se classe à part en se positionnant entre les deux. “Je continue de penser que c’est un terme qui échauffe les esprits plus qu’il ne les éclaire, commente l’historien. C’est un mot-obus.”
“Un phénomène de masse qui vient d’en bas”
Paxton est un homme réservé et élégant, avec sa chevelure blanche ondoyante surplombant son visage creusé de rides profondes. Il me confie que ce qu’il a vu le 6 janvier 2021 l’affecte encore aujourd’hui, qu’il a eu du mal à “considérer l’autre camp comme des compatriotes exprimant des griefs légitimes”. Ce qui ne veut pas dire, précise-t-il, qu’il n’y a pas de doléances légitimes à avoir, mais que la manière de les exprimer a changé. Il pense que le trumpisme est devenu quelque chose qui “n’est pas le fait de Trump, curieusement”. “Ça l’est bien sûr, à cause de ses meetings politiques. Mais ce que je veux dire, c’est qu’il n’a pas envoyé de gens pour organiser ces coups de force, ils ont simplement germé comme ça, à ma connaissance.”
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Quelle que soit la nature exacte du trumpisme, “c’est un phénomène de masse qui vient d’en bas et sur lequel les chefs de file tentent d’avoir un coup d’avance”, constate l’historien. C’est comme ça, rappelle-t-il, que le fascisme italien et le nazisme ont vu le jour, quand Mussolini et Hitler ont profité du mécontentement général, après la Première Guerre mondiale, pour se hisser au pouvoir. Le fait de se focaliser sur ses chefs de file, martèle Paxton depuis des années, nous empêche de bien comprendre le fascisme. “Ce qu’il convient d’étudier, c’est le terreau dans lequel il germe”, poursuit-il.
“Pour que le fascisme prenne racine, il faut une faille dans le système politique, c’est-à-dire un affaissement des partis traditionnels. Il faut une vraie défaillance.”
De Donald à Marine
Paxton n’avait pas 40 ans quand il a publié son livre de référence sur le régime de Vichy. En démontrant que les dirigeants français ont collaboré de leur propre chef avec les nazis et que le gros de l’opinion les a soutenus dans un premier temps, il a montré que ce qu’ils ont vécu pendant la guerre ne leur a pas été simplement imposé, mais qu’il est le fruit de crises politiques et culturelles internes : un gouvernement dysfonctionnel et une impression de décadence sociale.
Plus tard, Paxton a entrepris de comparer les mouvements fascistes en Europe entre les années 1920 et 1930 : ce qui leur a permis de faire tache d’huile et d’accéder au pouvoir (comme en Italie et en Allemagne) ou ce qui les a amenés à échouer (comme en Grande-Bretagne). Ses travaux sont une réponse à ce qu’il considère comme une erreur fondamentale de certains de ses confrères, qui définissent le fascisme comme une idéologie. “Il semble peu probable, a ainsi écrit Paxton dans The New York Review of Books en 1994, qu’une position intellectuelle commune puisse être le caractère déterminant de mouvements qui font primer l’action sur la pensée, l’instinct du sang sur la raison, les obligations envers la communauté sur la liberté intellectuelle, et le particularisme national sur toute forme de valeur universelle. Le fascisme est-il d’ailleurs un ‘isme’ ?” Le fascisme, soutient-il, est animé davantage par des sentiments que par des idées.
Les mouvements fascistes font recette dans des contextes dans lesquels la démocratie libérale est accusée de semer la division et le déclin, observe Paxton. C’est encore vrai aujourd’hui, non seulement aux États-Unis, mais également en Europe, et notamment en France, où le Rassemblement national de Marine Le Pen se rapproche un peu plus du pouvoir à chaque nouvelle élection. “Marine Le Pen s’est donné beaucoup de mal pour imposer l’idée qu’il n’y avait aucun point commun entre son mouvement et le régime de Vichy, m’explique Paxton. Or, à mes yeux, elle occupe le même espace sur l’échiquier politique. Elle met en avant les mêmes thématiques, l’autorité, l’ordre, la peur du déclin et de l’autre.”
Retour à Vichy
Né en 1932, Paxton a grandi à Lexington, petite ville des Appalaches, dans l’ouest de la Virginie. Son père est avocat et rédacteur en chef du journal local, et sa famille est progressiste.
Paxton a choisi d’étudier l’histoire européenne pour prendre ses distances avec l’histoire des États-Unis. Ses parents l’envoient faire ses deux dernières années de lycée à Exeter, mais au lieu d’embrayer ensuite sur Yale ou Harvard, il décide de retourner à Lexington pour s’inscrire à l’université Washington and Lee, comme beaucoup d’autres membres de la famille Paxton avant lui. Diplôme en poche, il décroche une bourse pour aller à Oxford, s’acquitte de ses deux ans de service militaire, puis part à Harvard faire son doctorat. En 1960, il arrive en France pour plancher sur sa thèse.
À l’époque, Paris bruisse de rumeurs de putsch imminent fomenté par des généraux partisans de l’Algérie française, furieux de voir que l’exécutif ne les suit pas. Paxton est frappé par ces officiers loyaux envers la nation, mais tournant le dos au gouvernement en place. Un collègue français lui suggère de se focaliser sur le régime de Vichy, une période de grande confusion.
Paxton commence alors à remettre en question la version officielle qui s’est imposée sur le régime de Vichy après la guerre. Les Français soutenaient que les nazis tenaient tout l’Hexagone sous leur botte et que Vichy ne faisait que ce qui était nécessaire pour protéger le pays en attendant la libération – c’est le fameux “double jeu”. Seulement voilà, cette version ne correspond pas à ce que l’on trouve dans les archives. “Ce que je découvrais, c’était un décalage total, relate Paxton. Le récit dominant en France, c’était que tout le monde avait été résistant, ne serait-ce que par la pensée. Or les archives étaient remplies de gens qui avaient à cœur de collaborer, par exemple des entreprises du secteur de la défense désireuses de travailler pour l’armée allemande, des gens qui voulaient des emplois, des gens qui voulaient socialiser… ”
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Dans son livre, Paxton soutient que le choc de la débâcle militaire de 1940, dont quantité de Français imputent la responsabilité aux quatre années de gouvernement socialiste et à la libéralisation culturelle qui l’ont précédée, a préparé la France à accepter – et même à soutenir – son gouvernement collaborationniste. Après la Première Guerre mondiale, la France est une puissance en déclin, coincée entre la production de masse des États-Unis et la force de l’Union soviétique, qui vient de voir le jour. Beaucoup de Français voient dans l’étiolement de leur prestige un symptôme du déclin social. Ce sentiment réunit les conditions permettant au régime de Vichy de mettre en place ce qu’il appelle la “révolution nationale” : une transformation idéologique de la France qui inclut des lois antisémites qui aboutiront à la déportation des Juifs.
“La révolution paxtonienne”
Les travaux de Paxton forment le soubassement d’un tout nouveau champ d’études qui va transformer la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France : ce n’est plus désormais la mémoire de la résistance, mais de la complicité. C’est ce qu’on appelle la “révolution paxtonienne”. Pourtant, même à l’époque, Paxton manie le terme “fascisme” avec des pincettes. Dans son livre La France de Vichy, il précise que “le mot ‘fascisme’ n’apparaît guère avant la deuxième moitié de cet ouvrage”. Ce n’est pas, précise-t-il, “pour nier toute parenté entre la France de Vichy et les autres régimes de la droite radicale au XXe siècle”, mais parce que “le mot ‘fascisme’, revêtant désormais un sens péjoratif, est de moins en moins utile pour analyser les mouvements politiques de notre époque”.
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Pour déterminer ce qui peut être considéré comme du fascisme, beaucoup d’historiens s’appuient encore aujourd’hui sur des critères établis par Paxton. Tout au long des années 1960 et 1970, les historiens ont débattu de la meilleure manière de le comprendre et de le définir. Paxton ne s’implique pas dans ces débats, mais au début des années 1990 il n’est pas satisfait des conclusions auxquelles ils sont parvenus. “Je trouvais curieux que, chaque fois que quelqu’un se lançait dans l’écriture d’un livre ou d’un article sur le fascisme, il commençait par le programme, me confie Paxton. Or le programme n’était généralement que contractuel.”
En 1998, Paxton publie un article qui va faire date, titré “Les cinq étapes du fascisme”, qui servira de point de départ à son livre de 2004, Le Fascisme en action. Paxton y soutient que l’un des problèmes que l’on rencontre quand on tente de définir le fascisme réside dans “l’ambiguïté des rapports entre la doctrine et l’action”.
Les universitaires et les intellectuels ont une inclination naturelle à caractériser ces mouvements en fonction du credo affiché par leurs chefs de file. Or c’est une erreur, prévient l’historien, que de traiter le fascisme comme s’il était comparable aux doctrines du XIXe siècle comme le libéralisme, le conservatisme ou le socialisme. “Le fascisme ne repose pas explicitement sur une pensée philosophique élaborée, mais plutôt sur des sentiments largement partagés au sujet des races supérieures, du sort injuste qui leur serait réservé et de leur prédominance légitime sur des peuples inférieurs”, écrit-il dans Le Fascisme en action. Contrairement à d’autres “ismes”, “la vérité est tout ce qui permet au nouvel homme fasciste de dominer les autres, et tout ce qui permet au peuple élu de triompher”.
Quelles que furent les promesses faites au départ par les fascistes, Paxton soutient qu’elles n’avaient qu’un rapport lointain avec ce qu’ils ont mis en œuvre une fois qu’ils se sont hissés au pouvoir. En négociant les compromis nécessaires avec les élites en place pour asseoir leur domination, ils ont fait preuve de ce que l’historien appelle un “mépris de la doctrine”, selon lequel ils s’asseyaient sur leur credo originel et agissaient “de manière parfaitement contraire à celui-ci”. Le fascisme, poursuit Paxton, peut être défini comme un comportement politique caractérisé par “une préoccupation obsessionnelle pour le déclin communautaire, l’humiliation et le statut de victime”.
L’ouvrage connaît un regain d’intérêt notable pendant les années Trump – pour beaucoup, l’analogie saute aux yeux.
Une logique de radicalisation
Quand Paxton annonce dans la tribune publiée sur le site de Newsweek qu’il s’est ravisé sur Trump, l’article a des répercussions majeures sur le débat houleux qui fait rage pour savoir si Trump peut être qualifié de “fasciste”. Historienne spécialiste du fascisme italien à l’université de New York, Ruth Ben-Ghiat estime que l’importance de la contribution en question ne réside pas seulement dans l’identité de son auteur, mais aussi dans le fait qu’il y qualifie le 6 janvier 2021 d’“événement radicalisant”. Dans son article de 1998, Paxton explique que le fascisme évolue soit vers l’entropie, soit vers la radicalisation. “Quand vous défendez des extrémistes et que vous vous alliez avec eux pour accéder au pouvoir, vous entrez dans une logique de radicalisation, résume Ben-Ghiat. Et c’est ce à quoi l’on a assisté.”
Tout le monde n’en est pas aussi persuadé. Samuel Moyn, l’historien de Yale, juge impossible de ne pas admirer Paxton, mais s’en démarque sur ce point. En 2020, Moyn soutient dans la New York Review of Books que le problème des comparaisons est qu’elles peuvent nous empêcher de voir la nouveauté. En particulier, Samuel Moyn s’inquiète des mêmes “raccourcis intellectuels” contre lesquels Paxton nous mettait en garde voilà plus de cinquante ans. “J’avais envie de leur dire : attendez, c’est le Parti républicain, avec le Parti démocrate, qui nous a menés à Trump, par le biais du néolibéralisme et des guerres à l’étranger, m’explique Moyn. Il me semble qu’il y a dans ce phénomène quelque chose de distinctif qui invalide peut-être en partie l’analogie.”
Mais pour ceux qui se servent de cette étiquette pour décrire Trump, si elle est utile, c’est précisément parce qu’elle fournit un cadre prédictif. “C’est une sorte d’hypothèse de travail”, me confie John Ganz, auteur d’un livre récent sur la droite radicale dans les années 1990. “Qu’est-ce que ça nous dit sur les prochaines décisions de Trump ? Je dirais que c’est un des meilleurs cadres théoriques sur le trumpisme que l’on ait à notre disposition.” Personne ne s’attend à ce que le trumpisme ressemble trait pour trait au nazisme, ni à ce qu’il suive un calendrier précis, mais certains prévoyaient qu’“en utilisant les forces paramilitaires de la rue, il pourrait sortir de la légalité pour tenter de prendre le pouvoir”, observe John Ganz. “Et c’est ce qu’il a fait.”
“Si Trump l’emporte, ce sera terrible”
Certains des plus ardents défenseurs de l’étiquette “fasciste” vont plus loin. Historien à Yale, Timothy Snyder propose dans ses cours de lutter contre le trumpisme en établissant des parallèles avec l’Allemagne totalitaire des années 1930, une analogie que beaucoup d’historiens jugent inutile.
Mais le débat n’est pas de nature uniquement intellectuelle ; il s’agit aussi de trouver des tactiques concrètes. À l’extrême gauche, certains accusent des figures du centre de l’échiquier de coller cette étiquette à Trump pour les inciter à se ranger derrière le Parti démocrate, alors qu’ils nourrissent de fortes divergences de vues avec certains volets de son programme. [Professeur à la Wesleyan University], Daniel Steinmetz-Jenkins n’est pas d’accord avec celles et ceux qui soutiennent que “ce qui compte, c’est de gagner, alors créons un ennemi, et appelons-le ‘fascisme’ pour dégager un consensus”. Une politique de ce type n’est pas sans danger. “Parfois, le fait de brandir cette bannière, ‘Vous, en face, vous êtes les vilains fachos, et nous, les gentils antifascistes’, c’est une façon de ne pas se poser la question de savoir si l’on contribue soi-même au problème, en tant qu’individu ou en tant que membre d’une classe sociale”, fait-il remarquer.
Paxton ne s’est pas exprimé sur la question depuis sa tribune dans Newsweek, passant le plus clair de son temps à s’adonner à la deuxième passion de sa vie, l’ornithologie. Chez lui, dans la vallée de l’Hudson, je lui relis l’une de ses premières définitions du fascisme, qu’il qualifiait alors de “mouvement de masse, antiprogressiste, anticommuniste, déterminé à employer la force […], qui se distingue non seulement de la gauche, son ennemie, mais également de la droite, sa rivale”.
Je lui demande s’il y voit une bonne description du trumpisme. “Oui”, me répond-il. Cependant, il reste attaché à sa théorie du “oui et non” à des fins d’exactitude et d’utilité. “Je me garde de mettre le terme en avant, parce que je ne pense pas qu’il soit bien indiqué en ce moment, poursuit Paxton. Je pense qu’il existe des façons d’être plus précis sur le danger très concret que représente Trump.”
“Si Trump l’emporte, ce sera terrible. S’il perd, ce sera terrible aussi”, poursuit-il. L’historien se creuse les méninges à la recherche d’une analogie historique pertinente, mais peine à en trouver une. Hitler n’a pas été élu, rappelle-t-il, mais nommé légalement par le président conservateur de l’époque, Paul von Hindenburg. En Italie, Mussolini a également été nommé de manière légitime. “C’est le roi qui l’a désigné, rappelle Paxton. Mussolini n’avait pas vraiment besoin de marcher sur Rome.”
Pour l’historien, la force de Trump est différente. “Le phénomène Trump semble avoir une assise sociale bien plus solide, observe-t-il. Que ni Hitler ni Mussolini n’auraient eue.”