Le dixième anniversaire de ces manifestations antigouvernementales matées par Erdogan coïncide avec le second tour de la présidentielle. Les participants évoquent, avec nostalgie, l’époque où une « nouvelle Turquie » semblait à portée de main. Par Angèle Pierre dans Le Monde du 28 mai 2023.
Assis au fond d’un café du quartier branché de Cihangir, dans le centre d’Istanbul, Kemal Aslan fait défiler des images sur son ordinateur. Barbe soigneusement taillée, anneau à l’oreille gauche, veste de motard, le photographe de 44 ans replonge, ému, dans les photos des manifestations du parc Gezi, qu’il a prises au printemps 2013. Hasard du calendrier, le dixième anniversaire de cet événement majeur tombe dimanche 28 mai, jour du second tour de la présidentielle turque. Un télescopage douloureux pour les anciens de Gezi, qui savent que l’homme qui a maté leur révolte, Recep Tayyip Erdogan, le président sortant, a de grandes chances d’être réélu. Au premier tour, ce dernier a recueilli 49,5 % des suffrages, contre 44,9 % à son principal rival, Kemal Kiliçdaroglu.
Dans le café, Kemal s’arrête sur un cliché : au premier plan se découpe la silhouette d’un homme de dos, dans la nuit, une guitare à la main. En arrière-plan, un cordon de policiers munis de boucliers se tient à côté d’un imposant TOMA (véhicule d’intervention utilisé par les forces de l’ordre pendant les manifestations), dont les phares éclairent la scène.
« Dès que j’ai posté cette photo sur les réseaux sociaux, elle a été partagée des milliers de fois. C’est devenu un symbole, car elle résume ce qu’était Gezi. Les gens ont lutté avec ce qu’ils avaient, l’art, la musique et leur mode de vie », raconte-t-il avant de se lancer dans le récit détaillé de cette journée qui a changé sa vie. Lui qui venait d’arriver d’Izmir pour devenir photographe a été propulsé sur le devant de la scène et s’est imposé, en quelques semaines, comme l’un des professionnels les plus sollicités de sa génération.
Fin mai 2013, le mouvement de contestation contre le réaménagement de la place Taksim, dans le centre d’Istanbul, avait mobilisé des militants écologistes contre la destruction du parc Gezi, l’un des derniers espaces verts du quartier de Beyoglu. La violente répression de cette mobilisation pacifique avait mis le feu aux poudres. En quelques jours, le mouvement de protestation avait gagné la majorité des grandes villes du pays.
Parenthèse enchantée
Venues d’horizons politiques variés, des centaines de milliers de personnes se sont mises à dénoncer l’autoritarisme grandissant du premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, prompt à qualifier les manifestants de « vandales » (çapulcu). La place et le parc Gezi ont été occupés pendant une dizaine de jours par divers groupes militants issus de la gauche, avant l’intervention brutale des forces de l’ordre, qui ont repris le contrôle du parc, au prix d’une dizaine de morts.
La défense des libertés individuelles, des principes démocratiques, des valeurs de l’écologie avait alors rassemblé des kémalistes (fidèles aux idées de Mustafa Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne), des partisans de la cause kurde, des membres de minorités religieuses, des féministes, des militants de la cause LGBT+. Dans l’imaginaire politique de la gauche turque, cette cohabitation inédite fait figure de parenthèse enchantée.
Car, dix ans après les événements, le bilan est amer. Les marronniers et les magnolias du parc Gezi n’ont pas été déracinés, ses vastes pelouses n’ont pas été recouvertes par le centre commercial voulu par les urbanistes, mais le soulèvement populaire n’est pas parvenu à concrétiser ses idéaux. La révolte de Gezi a marqué une étape décisive dans le raidissement autoritaire de Recep Tayyip Erdogan, qui n’a fait que s’amplifier depuis. Les deux années d’état d’urgence, déclarées dans la foulée de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016, puis le passage au régime présidentiel renforcé, un an plus tard, lui ont donné toute latitude pour museler ses opposants politiques.
Parmi eux, le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde) est parvenu à capitaliser sur la mobilisation de Gezi et à capter une partie des voix des classes moyennes urbaines, qui s’étaient jointes à la contestation en 2013. Mais la répression qui s’est abattue depuis 2015 sur le mouvement kurde l’a privé de ses capacités d’action. Pour autant, l’expérience tirée du mouvement de contestation se retrouve encore aujourd’hui dans la mobilisation de collectifs qui s’étaient constitués à l’époque, comme la Défense des forêts du Nord (KOS) ou le Forum des femmes de Yogurtçu (YKF), lesquels ont réussi à inscrire leur action dans la durée.
« Gezi n’est pas terminé »
« Pour nous, Gezi n’est pas terminé », écrit l’avocat Can Atalay au Monde, de sa cellule de la prison de haute sécurité de Silivri. Figure de la « génération Gezi », membre du collectif qui coordonnait les manifestations de 2013, il a été accusé d’avoir tenté de « renverser le gouvernement » et a été condamné, avec six autres prévenus, à dix-huit ans de prison ferme, dans une procédure à rebondissements, emblématique de l’acharnement des autorités envers la moindre voix critique. Durant son procès, ses plaidoiries fleuve, basées sur un argumentaire juridique implacable, tournant en ridicule les charges du procureur, avaient captivé l’auditoire.
Jugé dans la même procédure, le mécène et homme d’affaires Osman Kavala avait, lui, été condamné à la prison à perpétuité, le 25 avril 2022. Après un arrêt jugeant qu’Ankara avait violé la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe a sommé, à plusieurs reprises, la Turquie de le libérer, mais sans succès. Vu comme emblématique de la dégradation de l’autonomie du système judiciaire, le dossier a longtemps fait l’objet d’un bras de fer entre la Turquie et ses partenaires occidentaux.
Pour M. Atalay, le vent a tourné. Membre du Parti ouvrier de la Turquie (TIP, extrême gauche) qui soutient Kemal Kiliçdaroglu, il a été élu aux législatives du 14 mai, organisées en même temps que le premier tour de la présidentielle, et bénéficie à ce titre d’une immunité qui devrait lui permettre de sortir de prison. « Nous avons tous gardé des souvenirs inoubliables de cette incroyable diversité et, plus encore, cela a entraîné des changements indélébiles dans nos vies, mais ce n’est ni le temps des souvenirs ni le temps des regrets. La lutte pour la préservation des villes, la lutte pour la protection de la nature continuent avec la plus grande détermination », assure l’avocat que la détention ne semble en rien avoir découragé.
« On ne peut rien tenter »
« La révolte de Gezi a contribué à intégrer la question écologique – entre autres – à la politique partisane, explique Agathe Fautras, chercheuse en géographie, affiliée à l’université de la Sorbonne à Paris. Cela a aussi eu un impact sur l’opinion publique. Notamment pendant la campagne d’Ekrem Imamoglu, en 2019 [maire d’Istanbul, opposition]. L’un des points phares de son programme était d’empêcher le creusement de Kanal Istanbul »,poursuit-elle en référence à un projet cher à M. Erdogan, le percement d’une voie d’eau sur la rive européenne, parallèle au détroit du Bosphore. Dans ses travaux, la chercheuse s’attache à décrypter les revendications du mouvement de Gezi dans un contexte d’approfondissement de l’autoritarisme.
A la terrasse d’un café du quartier de Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul, Melis, 30 ans, qui n’a donné que son prénom, a le vague à l’âme. Elle avait à peine 20 ans quand elle a participé aux mobilisations de Gezi. Elle garde des souvenirs émerveillés de cette énergie collective créatrice, mais reconnaît s’être repliée sur elle-même ces dernières années. « Notre Etat est devenu tellement tyrannique, dit la jeune femme, qui, comme nombre de ses compagnons de lutte de 2013, a voté pour Kiliçdaroglu. Nous vivons désormais dans une atmosphère où l’on ne peut absolument rien tenter pour essayer de changer les choses. (…) Depuis quatre ans, les autorités interdisent même les marches de nuit [ce fut le cas, le 8 mars, journée de la défense des droits des femmes]. Le message est très clair : “On ne vous laissera pas respirer”. Et ils l’appliquent à la lettre »,sedésole la militante.
La dégradation des libertés publiques et l’absence de perspective la poussent à envisager l’exil : « La vie est devenue tellement difficile. J’ai du mal à payer mon loyer et mes factures. Je suis en conflit avec mon propriétaire, qui veut que je quitte mon logement. Je n’ai même plus la force de sortir dans la rue pour manifester », explique-t-elle. Le second tour de l’élection présidentielle tombant le même jour que celui du 10e anniversaire de la contestation, les commémorations de cette éphémère « Commune »seront confidentielles.