Euro 2024 et Diaspora turque en Allemagne/Clément Commolet/ Ouest France

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Interrogée par le journaliste d’Ouest-France au sujet des Turcs en Allemagne Nora Seni a confié « En Turquie ils votent en majorité  pour un parti à fondement religieux, anti-LGBT et  qui restreint les libertés. C’est paradoxal, car ils le font depuis un pays, l’Allemagne,  où ces libertés sont préservées. C’est une question d’amour propre, ils perçoivent Erdogan comme un président qui a relevé le rang de la Turquie sur la scène internationale, la rendant incontournable sur le plan géopolitique. »

Euro 2024. « Mon pays, c’est l’Allemagne, mais mon cœur est là-bas » : au cœur de la diaspora turque/ Ouest France 22 juin 2024

Dortmund s’est parée d’un drapeau rouge au croissant de lune blanc. Ce mardi 18 juin, l’emblème de la Turquie était partout : sur les épaules des gens, accroché aux rétroviseurs des voitures qui klaxonnèrent jusqu’à minuit, sur les devantures des commerces. Le « Lezzet Grill » affiche complet à 16 h. Dans ce kebab, l’odeur de la viande brochée est supplantée par une atmosphère de trépignement, palpable deux heures avantl’entrée en lice de la Turquie à l’Euro, face à la Géorgie (3-1). Le match occupe toutes les conversations, seulement interrompues par le choix à faire parmi les 98 spécialités qui composent le menu. Un petit croc rapide et c’est tout un peuple qui poursuit son pèlerinage jusqu’au stade.

Même les trombes d’eau, formées par le déluge qui s’abat sur la ville, ne douchent pas l’enthousiasme des supporters. Les trois-quarts des 81 365 personnes qui garnissent l’enceinte chantent à la gloire de la « Tür-ki-ye ! » Le temps d’une soirée, le mur jaune est devenu rouge. La réputation de l’ambiance turque n’est pas usurpée. Elle est volcanique, assourdissante quand elle chante, stridente quand elle siffle. C’est passionné, passionnel, lorsqu’elle siffle l’hymne adverse, et déraisonné, quand une bagarre éclate entre une poignée de fans des deux pays avant le match, sous les huées du stade entier.

L’intégration dans la société allemande diffère selon les générations

Selcan n’est pas parvenue à obtenir de billets. Peu lui importe : cette jeune maman chante à la gloire de la Turquie dans les rues de Dortmund.

« Mon pays, c’est l’Allemagne, mais mon cœur est en Turquie, sourit-elle, drapeau sur le dos. C’est comme un Euro à la maison ! Surtout ici, dans la Ruhr. » Entre 250 000 et 500 000 personnes d’origine turque peuplent cette région ouvrière du nord-ouest d’un pays où ils sont entre 2 et 3 millions – les chiffres variant à cause du faible nombre de recensements dans le pays. Une certitude, cependant : la diaspora turque est laplus représentée en Allemagne, et l’Allemagne est le pays où la diaspora turque est la plus importante dans le monde.

Les premières vagues migratoires remontent à 1961, à l’ère des Gastarbeiter (« travailleurs invités »), après une convention conclue entre les deux pays, le 30 octobre à Bad Godesberg. La RFA a besoin de main-d’œuvre pour faire tourner son économie. Jusqu’en 1973, près de

700 000 Turcs débarquent. Ils peuplent les mines, les industries de sidérurgie et d’automobile. « Comme mes parents », lance Hasan, la vingtaine et les joues maquillées de rouge. Il est né à Bielefeld après que ses parents ont effectué les 2 750 bornes qui séparent Zonguldak, une ville côtière du nord de la Turquie, à Mönchengladbach, dans les années 1960.

Selcan et Hassan se considèrent tous deux comme membres de la « troisième génération » de la diaspora, « qui se sent allemande, car elle a eu accès à l’éducation, à la langue et à la culture ». Loin du ressenti de la première génération, moquée pour son approximative maîtrise de la langue, qualifiée de Gastarbeiterdeutsch (« l’allemand des travailleurs immigrés »). « Elle a toujours eu l’impression d’être mal traitée par les

Allemands, sans possibilité de s’élever socialement », pointe Hasan. « L’idée d’origine n’était pas de les intégrer à la société allemande », pose Nora Seni, historienne spécialiste de la Turquie.

« Ce sentiment a développé chez eux la notion de “gurbet”. Ils se sentent plus expatriés qu’immigrés, conceptualise Derya Uygun,doctorante de sociologie, spécialiste du supportérisme turc. Cette partie de la diaspora dit rêver d’un retour au pays qu’elle idéalise et fantasme. » Un sentiment qui explique, en partie, que le parti islamo-conservateur AKP d’Erdogan obtienne plus de suffrages parmi la diaspora turque qu’au sein de la Turquie même (63 % de « oui » au référendum lui conférant de plus larges pouvoirs en 2017, contre 51 % dans le pays). « Ils votent pour un parti à fondement religieux, anti-LGBT, qui restreint les libertés. C’est paradoxal, car ils le font depuis un pays où ces libertés sont préservées, interroge Nora Seni. C’est une question d’amour propre, ils perçoivent Erdogan comme un président qui a relevé le rang de la Turquie sur la scène internationale, la rendant incontournable sur les plans géographique et géopolitique. »

Özil et Gündogan, destins croisés, symboles d’une relation complexe

En mai 2018, Erdogan pose aux côtés des joueurs internationaux allemands d’origine turque Mesut Özil et Ilkay Gündogan. La divergence de leur destin international illustre toute la complexité des rapports entre la diaspora turque et l’Allemagne. Sur le coup, les deux joueurs sont copieusement sifflés dans les stades. Le grand récit du conte d’été de la Coupe du monde 2006, avec le football comme vecteur d’intégration, s’en trouve ébranlé. Quelques semaines plus tard, l’Allemagne est éliminée au premier tour de la Coupe du monde. Tancé, Özil quitte la sélection dans la foulée, dénonçant le « racisme » qu’il ressent. « Je suis Allemand quand nous gagnons, mais un immigré quand nous perdons. » En plein tourbillon, l’Allemagne décroche en septembre 2018 l’organisation de l’Euro 2024, obtenant plus de voix que la… Turquie. Et six ans après s’être fait vandaliser sa voiture à Cologne, le réhabilité Gündogan guide la sélection au cours de cette compétition à domicile. Il est le premier capitaine de la Mannschaft issu de l’immigration.

Pendant longtemps, obtenir la nationalité allemande pour les non-ressortissants de l’Union Européenne et de la Suisse relevait du parcours du combattant. En plus de conditions strictes (habiter dans le pays depuis huit ans, déclaration de loyauté, test de langue…), les immigrés se devaient aussi d’abandonner leur nationalité d’origine. Au fil des dernières années, la loi s’est quelque peu assouplie, jusqu’à la toute récente révision du code de la nationalité, impulsée par le gouvernement d’Olaf Scholz (SPD). Elle n’oblige notamment plus aux Turcs d’abandonner leur nationalité pour devenir Allemands. C’est un « hommage tardif » aux travailleurs invités, disait la ministre de l’Intérieur Nancy Faeser. C’est aussi une nécessité, face à la pénurie de main-d’œuvre qui touche la vieillissante première économie européenne (l’histoire est un éternel recommencement !). Cette nouvelle loi entrera officiellement en vigueur le 26 juin, jour du troisième match potentiellement décisif de la Turquie, à Hambourg contre la République tchèque. Tout un symbole.

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