Deux ans après le séisme, les villages du sud de la Turquie face aux expropriations/Nicolas Bourcier/LE MONDE

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LE MONDE, LE 8 FÉVRIER 2025

La région du Hatay compte encore 220 000 personnes installées dans des cités conteneurs. Face à la demande pressante de logements, les autorités multiplient les saisies de terrains dans des communes rurales, comme à Hidirbey et Vakifli, le « dernier village arménien de Turquie »

Les premiers messages ont commencé à circuler la semaine dernière. Ali (toutes les personnes citées par un prénom ont requis l’anonymat) a reçu le sien jeudi 30 janvier, Emel, une voisine, le lendemain, et Serkan, lundi. Au total, d’après des témoignages recueillis dans la province du Hatay, dans le sud de la Turquie, ravagée par le tremblement de terre du 6 février 2023 et aujourd’hui en pleine reconstruction, une centaine de villageois ont découvert, à leur grande stupéfaction, sur leur téléphone, dans l’application de l’état civil turc, qu’ils étaient dépossédés de leurs terres. Certains ont même appris que leur maison était elle aussi saisie.

L’annonce est livrée de façon brutale. A peine comprend-on que la décision émane du ministère de l’environnement et de l’urbanisation et vise à transférer la propriété des terres à l’agence d’Etat TOKI, chargée de la construction des logements collectifs. Fondée en 1984 pour pallier le manque d’habitations pour les bas revenus et freiner l’extension des quartiers informels, l’agence est devenue, depuis l’arrivée au pouvoir, il y a deux décennies, du Parti de la justice et du développement (AKP), l’acteur et le promoteur le plus puissant du secteur foncier et immobilier du pays. Dans le Hatay, ses quatre lettres capitales sont omniprésentes.

Les deux villages ciblés ces derniers jours par les autorités s’appellent Hidirbey et Vakifli, deux communes mitoyennes, toutes deux sises à flanc de montagne en surplomb de la mer Méditerranée et de Samandag, ville côtière en grande partie détruite par le séisme comme sa voisine Antakya. Le premier compte un peu moins de mille habitants et s’étend sur plusieurs kilomètres le long d’une ligne de crête et de champs verdoyants. La route fait partie du circuit touristique de la région.

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Le second village compte une trentaine de vieilles maisons en pierre et quelque 125 habitants. Avec son café ombragé, son église Sainte-Mère-de-Dieu fraîchement rénovée et ses champs d’orangers, il est surnommé le « dernier village arménien de Turquie ». Devenu au fil du siècle dernier un site incontournable pour la diaspora arménienne, il est aujourd’hui un symbole de la gestion par la Turquie de l’histoire du génocide de 1915. A eux deux, Vakifli et Hidirbey ont été relativement peu touchés par le séisme, à peine quelques blessés et une soixantaine de maisons endommagées.

« Impression de mépris »

C’est dire si les messages du ministère ont plongé les villageois dans la consternation. « On ne s’y attendait pas, en tout cas pas de manière aussi brutale et sans possibilité de recours, souffle Ali, du haut de sa terrasse. Bien sûr que l’on a vu les chantiers se multiplier aux alentours. Plusieurs logements TOKI sont en cours de construction, plus haut, au centre de la commune d’Hidirbey, plusieurs parcelles d’arbres aussi ont été rasées çà et là. Mais cela ne s’est pas fait comme ça, pas sur une telle étendue et pas avec une telle impression d’urgence et de mépris envers la population locale. »

Deux ans après le tremblement de terre, la région de Hatay compte encore 220 000 personnes installées dans des cités conteneurs – dans l’ensemble de la zone touchée par le séisme, ce chiffre se monte à 650 000. Entre Antakya et Samandag, 250 000 unités de logement ont été détruites le 6 février 2023, ainsi que 50 000 unités de travail. Autant de chiffres qui montrent non seulement l’étendue de la catastrophe mais aussi les retards dans la reconstruction.

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Sur les 200 000 logements prévus par TOKI, moins d’un quart est à ce jour habitable. Face à ces besoins vertigineux, les projets de constructions se sont donc multipliés ces derniers mois, le plus souvent sans réelle planification d’ensemble. Dans l’arrondissement de Dikmece par exemple, à une dizaine de kilomètres au nord d’Antakya, 30 000 logements sont en cours de réalisation, loin de toutet sans raccordements à l’eau potable.

A force d’attendre dans les conteneurs, de nombreuses familles ont construit, par leurs propres moyens, souvent modestes, des logements non autorisés. « On voit apparaître des habitations encore plus fragiles qu’avant le séisme », s’inquiète Serkan Koç, urbaniste, à Antakya, au TMMOB, l’Union des chambres des ingénieurs et des architectes turcs. Le spécialiste ajoute : « Comme tout le discours des autorités repose sur la construction de logements et sur les promesses d’accès à l’habitat, sans réflexion d’ensemble, ni urbaine ni environnementale, les décisions sont prises au plus vite. »

« La menace est omniprésente »

A cette marche forcée s’ajoute le pouvoir démesuré acquis par TOKI ces dernières années. L’agence est devenue la seule autorité en charge des terres publiques et le seul pouvoir en mesure de réquisitionner des biens publics et privés au nom du risque sismique. Des prérogatives encore élargies, par décret présidentiel, dans les mois qui ont suivi le séisme du 6 février 2023.

Une centaine de villageois se sont rassemblés dimanche 2 février à l’entrée de Hidirbey, en signe de protestation. La mobilisation n’a rien donné, les messages du ministère ont continué à affluer sur les téléphones. Les pressions en coulisses ont eu davantage de résultat. Plusieurs coups de fil à Ankara de Berç Kartun, le maire de Vakifli, et la mobilisation de la communauté arménienne ont, apparemment, fait reculer l’appétit des autorités. Le préfet aurait assuré verbalement à l’édile ces derniers jours que seuls 20 % des terres de la commune seraient impactés au lieu des 40 % initialement prévus. Et les quinze maisons ciblées de Vakifli seraient elles aussi laissées à leurs propriétaires.

« Il y a un léger recul, certes, mais il ne concerne qu’un seul village, et encore celui-ci risque d’être cerné par les constructions, regrette Emel. La menace est omniprésente, les maisons en béton TOKI vont finir par s’imposer dans tout le paysage si on n’agit pas tous ensemble, et vite. » Une délégation de Hidirbey est attendue ce week-end à Samandag.

Nicolas Bourcier (Hidirbey, Vakifli [Turquie], envoyé spécial)

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