Deux ans après le séisme dans le sud de la Turquie, la « colère infinie » des victimes en mal de justice/ Nicolas Bourcier/LE MONDE

Must read

Le Monde, le 6 février 2025

Deux ans après le séisme du 6 février 2023, qui a fait officiellement 54 000 morts et 120 000 blessés, les procès pour juger les responsables traînent en longueur et exaspèrent les familles de victimes. Plusieurs centaines de procédures sont en cours et de nombreux inculpés, arrêtés lors du lancement des enquêtes, ont été libérés.

Deux ans, déjà. Deux ans qu’elle traîne son corps meurtri et ses cauchemars. Deux ans que la douleur de l’absence les tourmente, elle et sa famille. Elif Ulupinar a perdu son petit frère de 8 ans, ce 6 février 2023, dans les décombres de leur immeuble et, avec lui, ses rêves de jeune femme. Ce jour-là, le séisme et ses innombrables répliques ont frappé 680 000 bâtiments dans le sud de la Turquie, et plus de 7 500 logements ont été entièrement anéantis rien que dans sa ville de Kahramanmaras.

Lire aussi | En Turquie, un an après le séisme, « l’histoire est loin d’être finie »

Le sien portait le nom de Said-Bey.Il était moderne, avec deux blocs de huit étages, et réputé comme l’un des plus chers, des plus sûrs et des plus solides du quartier. A peine huit secondes ont suffi pour qu’il s’effondre sur lui-même, entraînant la mort de 44 personnes. Seuls 25 résidents ont survécu. Le bilan officiel – considéré comme sous-évalué – de ce que les autorités appellent aujourd’hui « la catastrophe du siècle » fait état de 54 000 morts et 120 000 blessés. Plus d’un quart des décès serait à dénombrer à Kahramanmaras et dans la région alentour.

Elif avait 18 ans. Ensevelie, les deux bras enserrés dans le béton, elle est extraite des décombres après quatre jours d’effroi. « J’ai eu de la chance, se remémore-t-elle. A l’hôpital, un docteur a refusé de m’amputer. » Après les opérations et la convalescence, elle est repartie avec sa famille vivre à Ankara, leur ville d’origine. Son père, militaire, a été réaffecté. Sa mère, elle aussi survivante de Said-Bey, passe le plus clair de son temps à ses côtés lorsqu’elle n’étudie pas. Son autre frère, Kadir, 24 ans, a pu rester dans la police. Seule son arme lui a été retirée après la catastrophe, en raison d’accès de colère incontrôlés.

Depuis le jour où elle a échappé à la mort, Elif dit vivre avec elle à chaque instant. Suivie en rééducation une fois par mois à l’hôpital public d’Ankara – « J’aimerais pouvoir m’y rendre plus souvent » –, elle dit être habitée, elle aussi, par une profonde colère, mais plus froide. Il y a ces bruits au quotidien qui la tétanisent, ces moments à la télévision où des images de catastrophes la saisissent. Elle pense aux glissements de terrain à Konya à l’été 2024, l’incendie aussi à Bolu, le 21 janvier 2025, où un immense chalet de montagne a pris feu la nuit, provoquant la mort de 76 personnes. Les traits de son visage trahissent une douleur constante : « C’est révoltant, ce manque de mesures de sécurité de la part des autorités. Ces dysfonctionnements en chaîne, ces contournements flagrants de la loi de la part des propriétaires, des gérants et des responsables locaux sont légion en Turquie. Tous les procès en cours depuis le séisme n’en sont que les révélateurs. »

Lire aussi | Turquie : un an après le séisme qui a tué plus de 53 000 personnes, les sinistrés portent en justice leurs larmes et leur colère

Celui de Said-Bey a commencé en décembre 2023. L’audience préliminaire a duré près de treize heures. Au total, cinq professionnels et techniciens locaux ont été mis en examen. Quatre ont été incarcérés les premiers jours, dont le constructeur et vendeur de l’immeuble, Hasan Çam. L’homme, âgé de 53 ans, est une figure de Kahramanmaras. Propriétaire d’une chaîne de magasins d’alimentation, il est connu pour sa proximité avec les dirigeants de cette ville, bastion du Parti de la justice et du développement, l’AKP, au pouvoir à Ankara. Il est aujourd’hui le seul à rester derrière les barreaux. Les autres ont été libérés les uns après les autres au cours des six audiences qui ont eu lieu ces derniers mois.

« Nous ne lâcherons rien »

« La procédure semble interminable et on se demande où cela nous mène, lâche Elif. Le juge a demandé un troisième rapport d’expertise, alors que les preuves sont accablantes. » Le Monde avait rencontré cette jeune femme frêle et combative peu avant le premier anniversaire du séisme, lors d’une audience où elle s’était déplacée avec ses proches et la vingtaine d’autres rescapés au palais de justice de Kahramanmaras.

Lire aussi | Turquie : après le séisme de 2023, la « catastrophe » écologique et sanitaire des décharges de gravats

Elif et sa mère font aujourd’hui partie d’une plateforme en réseau intitulée « A la recherche de la justice », qui compte une cinquantaine de familles endeuillées. A elles seules, elles disent suivre près de 280 procès en cours. Mais personne ne sait combien d’actions en justice ont été intentées sur l’ensemble de cette région du sud turc sinistré. Encore moins le nombre de fonctionnaires publics et d’élus municipaux poursuivis. Dans un pays qui goûte peu les investigations mettant en cause les pouvoirs et chaînes de commandement locaux, les autorités ne communiquent pas sur le sujet.

Tous, en revanche, gardent en mémoire le séisme de 1999 à Izmit, près d’Istanbul, qui avait fait officiellement 18 000 morts. Près de 2 100 procédures avaient été lancées au cours des mois et des années suivants, mais un seul promoteur a été condamné à de la prison ferme. « Bien sûr que c’est perturbant, admettent de concert Elif et sa mère. Mais nous ne lâcherons rien. Il est impensable qu’avec un tel traumatisme ayant causé autant de victimes aucun responsable ne soit puni. »

Mustafa Müdüroglu, lui, a décidé de rester à Kahramanmaras. Enfant de la ville, fils d’une famille importante, conservatrice et respectée de la région, ce jeune avocat de 31 ans dit même ne plus sortir de ses environs. « Je n’arrive pas à m’éloigner. Je ne suis plus parti depuis ce 6 février. Si je m’en allais, qui s’occuperait de notre procès ? » Lui-même est un survivant de Manolya, un immeuble situé en plein centre-ville et où 36 personnes ont été ensevelies, dont sa mère de 55 ans.

« Pression sur les témoins »

Comme dans l’affaire Said-Bey, Mustafa et les familles qui ont porté plainte avec constitution de partie civile attendent du parquet qu’il rédige l’acte d’accusation. Et comme pour Said-Bey, l’avocat chargé de le représenter ainsi que les autres défenseurs ne sont pas parvenus à modifier le caractère « non intentionnel » des poursuites en « acte intentionnel ». « Toutes les preuves sont pourtant sur la table pour permettre cette modification essentielle à nos yeux et qui alourdirait considérablement les peines, explique-t-il. Les premières expertises sont indiscutables : les propriétaires et gérants des magasins du rez-de-chaussée ont sciemment modifié les structures du bâtiment, coulé du béton où il ne fallait pas et coupé des pans porteurs pour faire de la place, aménager leurs locaux et gagner plus d’argent. »

Ici, seul le propriétaire du terrain et constructeur, Osman Polat, a été incarcéré. Il a été libéré après trois mois en raison de son âge (72 ans), a annoncé la cour. « On a découvert qu’il avait été membre du conseil municipal il y a plusieurs années, souffle Mustafa, en allumant cigarette sur cigarette. Tout le monde sait aussi que les propriétaires des deux boutiques sont très proches des autorités et du pouvoir. » L’un est un fabricant de spécialités culinaires régionales, Hasiroglu Tarhana, l’autre est à la tête d’une vieille entreprise familiale locale de glaces, Mado, devenue une chaîne de café et de pâtisserie connue dans tout le pays, et même à l’étranger.

Lire aussi | Dans le sud de la Turquie, des promesses enfouies sous les décombres du séisme

« Aucun n’a été inquiété. Ils viennent libres au tribunal et se permettent de faire pression sur les témoins. C’est à peine s’ils ont une interdiction de quitter le territoire, mais aucun contrôle n’est effectué », dit-il, ajoutant : « Il est impossible que les magistrats ne soient pas sous pression. » Lors de la dernière audience, qui s’est tenue vendredi 31 janvier, la cour a exigé l’avis d’un troisième rapport d’expertise.

Pour l’heure, croit savoir Mustafa, seuls cinq procès ont été menés jusqu’à leur terme depuis le 6 février 2023 à Kahramanmaras. Un seul cas a surpris par la sévérité de la peine. Il a eu lieu à Adana, où l’accusé, un certain Hasan Alpargün, avait fait la une des journaux lorsqu’il avait tenté de fuir à Chypre avec la caisse de sa société. Promoteur d’un immeuble où 96 personnes ont perdu la vie, ne laissant aucun survivant, il a été condamné, en septembre 2024, à 62 peines de prison à perpétuité et à 865 ans de prison. Un verdict spectaculaire prononcé dans une ville éloignée de l’épicentre, gérée par l’opposition et qui fait, pour l’heure, figure d’anomalie.

Le 2 mai est prévue la prochaine audience du procès de l’immeuble Said-Bey, en présence, au sein du tribunal, du principal inculpé. Les familles seront là. La jeune Elif espère, elle aussi, avoir, ce jour-là, la force de s’y rendre.

Nicolas Bourcier (Ankara, Kahramanmaras et Hatay, Turquie, envoyé spécial)

More articles

Latest article