Capital, 19 mars 2021
La Turquie veut mettre à profit ses succès militaires pour devenir un exportateur majeur de drones armés, dont elle vante le rapport qualité-prix ! Les drones offrent aussi à Ankara un levier de pression dans sa quête d’élargir ses zones d’influence.
Dans les drones de combat, la Turquie a fait sensation ces derniers temps. Syrie, Libye, Azerbaïdjan… Les drones armés du pays dirigé par Erdogan accumulent les succès militaires. Une aura que la Turquie veut mettre à profit pour s’imposer comme exportateur majeur de ces appareils. Outre la dimension purement militaire, ces drones offrent à la Turquie un levier de pression dans sa quête d’élargir ses zones d’influence à la faveur de la politique étrangère de plus en plus affirmée du président Recep Tayyip Erdogan.
En Syrie, c’était pour venger la mort de dizaines de ses soldats et stopper la progression des forces du régime dans la province rebelle d’Idleb (nord-ouest) que la Turquie avait eu un recours massif aux drones de combat. En Libye, les aéronefs turcs télépilotés ont volé au secours du gouvernement de Tripoli, allié d’Ankara, mettant en déroute les forces du général dissident Khalifa Haftar qui étaient arrivées aux portes de la capitale. Et à l’automne dernier, les drones turcs ont permis à l’armée azerbaïdjanaise d’infliger une cuisante défaite aux forces arméniennes dans le conflit au Nagorny Karabakh.
Très médiatisés, ces conflits ont servi de publicité en mondovision aux prouesses des drones turcs au moment où la Turquie s’efforce de promouvoir à l’export ses équipements militaires, avec les drones comme clou de l’offre. « En termes de rapport qualité-prix, nous sommes les meilleurs. Il y a différents drones dans le monde, mais si on compare leurs prix et caractéristiques avec les nôtres, la différence est énorme », affirme à l’AFP le patron des Industries turques de la défense (SSB), Ismail Demir. « Si un système de drones avec les mêmes caractéristiques que les nôtres est fabriqué par un autre pays, son prix sera le double », assure M. Demir, rencontré dans son bureau à Ankara.
Le SSB, rattaché à la présidence turque, chapeaute les compagnies étatiques du secteur de la défense, dont Turkish Aerospace, fabriquant du drone Anka. « Nous avons voulu nous lancer dans un domaine dans lequel nous pouvions être leaders ou à la pointe des nouvelles technologies, et les drones sont parfaits pour cela », explique M. Demir. Les premiers drones armés fabriqués en Turquie ont été utilisés par l’armée dès 2016 contre les rebelles kurdes du PKK dans le sud-est du pays.
Si Turkish Aerospace a conclu en décembre avec la Tunisie son premier accord d’exportation pour son drone Anka, d’une valeur estimée à 80 millions de dollars, la compagnie privée Baykar, dirigée par un gendre du président Erdogan, a déjà exporté ces dernières années son modèle vedette, le Bayraktar TB2, en Ukraine, au Qatar et en Azerbaïdjan. « Notre industrie de la défense donne naturellement la priorité à nos propres besoins, mais sa viabilité passe par l’exportation », souligne M. Demir. « De nombreux pays d’Asie de l’Est et du Sud, du Moyen-Orient et d’Afrique du nord, et même d’Europe, sont intéressés par nos systèmes et drones. Leurs représentants sont venus en Turquie et certains d’entre eux sont en train d’examiner nos offres », ajoute-t-il.
Les Etats-Unis ont interdit en décembre l’attribution de tout nouveau permis d’exportation d’armes au SSB et imposé des sanctions contre M. Demir en représailles à l’acquisition par la Turquie de missiles S-400 russes. Mais M. Demir minimise l’impact de ces sanctions et assure que la Turquie sera en mesure de produire localement les composants et équipements qu’elle ne pourrait plus obtenir des Etats-Unis. « Cela pourrait prendre un peu de temps et être coûteux, mais à la fin, on le fera », dit-il.
Dans un marché de la défense très concurrentiel, M. Demir affirme que certains pays parmi « les exportateurs traditionnels » voient d’un mauvais oeil la montée en puissance de la Turquie. « A chaque fois que vous voulez entrer dans un marché, ils font tout pour vous en empêcher », affirme-t-il. « La seule façon de surmonter cette difficulté est de faire parler la qualité de votre produit en termes de prix et de performance ». Le drone Anka, long de 8,6 mètres et avec une envergure des ailes de 17,6 mètres, est fabriqué dans les immenses installations ultrasécurisées de Turkish Aerospace à Ankara qui s’étendent sur 4 millions de m2 parsemés de hangars. L’entreprise emploie environ 10.000 personnes, dont 3.000 ingénieurs.
« Ce qui rend Anka spécial est le fait que la plupart de ses composants, les pièces importantes, sont conçus et fabriqués en Turquie », vante Serdar Demir, vice-président de Turkish Aerospace en charge du marketing et des communications. « C’est le produit le plus local, on ne dépend pas d’autres pays ». Il énumère une kyrielle d’attributs du véhicule aérien qui ont séduit le premier acheteur à l’international avec le contrat conclu avec la Tunisie, notamment « une autonomie de 25 heures dans les airs, une charge utile de 250 kilos » et, argument crucial pour le pays nord-africain, le fait qu’il soit « adapté au climat chaud ».
Selon Emre Caliskan, analyste au cabinet IHS Markit, l’une des raisons qui ont poussé la Turquie à mettre les bouchées doubles dans le développement de drones réside dans les purges qui ont suivi le putsch manqué contre le président Erdogan en 2016 et qui ont particulièrement touché l’armée de l’air. « La Turquie s’est retrouvée avec moins de pilotes de F-16 que de chasseurs F-16. Former de nouveaux pilotes de F-16 prend jusqu’à quatre ans, alors qu’il ne faut que neuf mois pour ceux de drones », explique-t-il.
« La Turquie a essayé de compenser le déficit de capacités de l’armée de l’air avec la technologie de drones », ajoute-t-il. Selon lui, cet essor a permis à la Turquie « même en tant que puissance moyenne, de défier les intérêts de pays de premier rang militairement ». « Les succès des drones turcs contre des systèmes de défense russes ont changé la donne en faveur de la Turquie en inversant le rapport de forces en Syrie, en Libye et au Nagorny Karabakh », souligne-t-il.
« Avoir des capacités de combat en drones est une source cruciale de puissance militaire. Et cette puissance militaire est un atout au service de la politique étrangère », résume Can Kasapoglu, analyste de questions de défense au centre de réflexion Edam à Istanbul. Et aussi un vecteur de rapprochement? Le président Erdogan a en effet affirmé mardi que l’Arabie saoudite, en difficulté dans sa guerre au Yémen, avait fait une demande auprès d’Ankara pour lui acheter des drones de combat, en dépit de relations très tendues entre les deux géants du monde musulman.