La photo est celle d’Ekrem Imamoglu, maire de l’opposition fraîchement élu à la municipalité d’Istanbul.
Entouré de ses proches et dans une posture de prière musulmane il salue la foule venue l’acclamer pour son meeting d’inauguration. Son parti s’est longtemps présenté comme le parangon et le défenseur de la laïcité. Mais depuis quelques années celui-ci succombe et multiplie les preuves de son identité musulmane devenue instrumentale comme atout politique. Comme le dit Ariane Bonzon dans un entretien à Marianne le 19/04/2019 “Erdogan a réussi à imposer l’islam comme référent à tous les partis”
Ariane Bonzon, in Marianne 19/04/2019 Entretien avec Martine Gozlan
“Le président turc, qui veut faire invalider les élections à Istanbul, est-il vraiment indéboulonnable ? La journaliste Ariane Bonzon, longtemps en poste en Turquie, consacre son dernier ouvrage à ce moment Erdogan qui s’éternise. Elle décrypte la situation.
Le parti d’Erdogan, l’AKP, a enregistré sa première défaite aux dernières élections municipales. Quelles sont les raisons de ce revers ?
Ariane Bonzon : D’abord c’est une défaite relative. L’AKP reste le premier parti politique de Turquie. En termes de suffrages, il se maintient à peu près au même niveau (44%) que lors des élections municipales précédentes et conserve la majorité des mairies d’arrondissement de la plupart des grandes villes – à Ankara et Istanbul en particulier – dont il a perdu la mairie. Le parti au pouvoir garde donc un fort pouvoir d’obstruction, y compris au niveau de la gestion des subventions et fonds municipaux.
En revanche, la perte d’Istanbul est un choc pour le président turc, car depuis 25 ans, il a bâti sa propre montée en puissance politique, économique, religieuse et idéologique, à partir de l’ancienne capitale ottomane. Istanbul est la référence, le marqueur essentiel de RT Erdogan. Le fait que son poulain ait été battu constitue donc un avertissement à son encontre, lui qui a fortement personnalisé la campagne électorale.
J’y vois un double rejet : rejet de la politique économique (ne pas oublier qu’Istanbul est la capitale économique) menée par le président turc, laquelle a conduit à la rupture du contrat social initial, fondé sur la croissance, entre son peuple et lui, et rejet de sa rhétorique polarisante ( le Bien, le Mal, Eux et Nous) dont la campagne du Parti républicain du peuple (CHP), qui avait parfois des accents « Peace and love », a pris le contre-pied.
Cela dit, la réforme de la loi électorale, une série de manipulations et de fraudes, ainsi que la mobilisation des ressources de l’Etat en faveur du parti au pouvoir ont fragilisé la légitimité des élections depuis quelques années. Malgré cela, les électeurs turcs ne se sont pas résignés à l’autocratie. L’aspiration démocratique est très vivace. Or l’AKP et Erdogan cherchent à invalider la victoire de l’opposition à Istanbul. Si de nouvelles élections devaient avoir lieu, le président et son parti risqueraient de perdre encore un peu plus de leur crédit et de leur légitimité…
Pour faire oublier la déception économique, Erdogan peut-il jouer davantage la fibre religieuse et faire inscrire la charia dans la Constitution ?
Il a mieux et plus consensuel : invoquer « l’impéralisme économique américain et occidental », le « complot des puissances d’argent », des « taux d’intérêt », thèmes qui trouvent un écho tout à la fois chez les musulmans pieux et chez certains militants souverainistes de gauche.
En revanche, Erdogan et son parti ont un problème dont on parle peu, car difficile à appréhender, c’est l’éclatement de leur base religieuse. Le « parti de la félicité », pourtant islamiste, fondé par son mentor, Necmettin Erbakan, est passé dans l’opposition ; et nombre d’adeptes de la Cemaat (la communauté, le réseau de l’imam Fethullah Gülen) aussi. Si vous interrogez ces militants, ils vous expliqueront que Erdogan n’est pas un « vrai musulman ». Dès lors, celui-ci peut vouloir leur donner des gages. Cependant, la laïcité à la turque (le contrôle de la Mosquée par l’Etat et non la séparation de la mosquée et de l’Etat), lui fournit déjà tous les outils pour faire du sunnisme la religion d’Etat, ce qui ne lui donne pas vraiment besoin d’inscrire la Charia dans la Constitution. S’il le fait ce sera essentiellement pour des raisons de survie politique, bien plus que par conviction.
L’opposition laïque, appuyée par le parti kurde HDP, a-t-elle une chance de se reconstituer ?
Les références à la religion, à l’islam, ont désormais leur place dans les discours politiques de tous les partis, y compris dans l’opposition, au CHP comme au HDP, Parti démocratique des peuples, turco-kurde de gauche, favorable à l’autonomie kurde. C’est l’une des grandes victoires de l’AKP et de son chef : ils ont réussi à rendre incontournable pour tout candidat la référence à l’islam. Le CHP et l’HDP ont compris qu’ils ne pouvaient plus « faire sans ». Pendant la campagne, on a vu Ekrem Imamoglu, candidat de l’opposition à la mairie d’Istanbul, prier sur le Coran, son épouse prendre la défense des femmes voilées ! Et depuis 2014, la branche locale du HDP, dans le sud-est kurde du pays, célèbre l’anniversaire de la naissance du Prophète, pour ne pas laisser ce terrain-là au seul parti islamiste radical kurde.
Dès lors pour constituer un front d’opposition laïque, il va falloir d’abord que les partis s’entendent sur l’usage des références religieuses dans le discours politique, et surtout se mettent d’accord sur ce que doit être la laïcité turque, ce qui n’est pas le cas actuellement. Mais on peut effectivement penser que le HDP serait le parti le plus à même de repenser celle-ci dans le sens d’une laïcité donnant à tous, sunnites, alevis, juifs, arméniens catholiques ou protestants, grecs orthodoxes, les mêmes droits.
Vous évoquez dans votre livre* les différents scénarios possibles. Si Erdogan devait perdre le pouvoir, écrivez-vous « les accusations de corruption ressortiraient et il risquerait la prison ». Or la corruption est un péché majeur pour nombre de peuples en colère, l’exemple algérien vient de nous le prouver. Jusqu’où Erdogan peut-il aller ? Quelle est la prochaine échéance électorale et y a-t-il une chance de le voir perdre ?
Ces accusations de corruption ont émergé en 2013 dans le contexte très particulier de la lutte entre les gulénistes et Erdogan. Ce qui était en jeu c’était le contrôle de l’appareil de l’Etat au sein duquel les gulénistes avaient pris des positions clés (dans les ressources humaines et les départements informatiques, ainsi que dans la justice et la police en particulier). Si on n’a pas cela bien en tête, cette lutte à mort au sein du camp islamique, on ne comprend pas ce qu’il s’est passé ces dernières années en Turquie. Les preuves de corruption avancées étaient basées sur des écoutes et des documents secrets fournis semble-t-il par les gulénistes.
Pour l’instant, l’enquête judiciaire a été confisquée. Sera-t-elle ouverte si Erdogan venait à perdre le pouvoir ? Ce qui est sûr c’est que ce dernier bénéficie désormais d’une immunité renforcée depuis la mise en place de la réforme constitutionnelle entérinée par référendum en 2017.Ce sera donc compliqué de relancer ce processus. Erdogan a 4 années devant lui sans échéance électorale, autrement dit cinq années pour remodeler la société, réécrire l’Histoire et fabriquer l’homme nouveau auquel il aspire, bref être prêt pour que 2023 marque non seulement le centenaire de la fondation de la république de Turquie par Mustafa Kemal mais le départ d’une nouvelle république à sa main.
Ceux qui voudraient le voir tomber avant 2023 ne peuvent compter que sur le Parlement. En effet, si 60% des députés constituent un front uni, ils peuvent s’auto-dissoudre et appeler à de nouvelles élections législatives. Ce qui appellera automatiquement des élections présidentielles, les deux scrutins sont liés. Et cela remettrait en cause le mandat d’Erdogan. Mais cela implique que près des deux tiers des députés s’unissent, or l’opposition ne constitue pas vraiment un front solidaire. La question kurde est une fracture profonde. C’est cela qui fait la force d’Erdogan et le maintient au pouvoir.”
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