Ladin Avşar Tokuç et Sencan Oytun Tokuç, deux artistes de Turquie, vivent à Paris depuis 2 ans. Depuis leur arrivée à Paris, ils attirent l’attention avec leurs spectacles de théâtre et de stand-up. En particulier, leur spectacle de stand-up en turc intitulé « Belki de Komiktir » (C’est peut-être comique) a rencontré un grand succès auprès des jeunes spectateur.e.s. La première séance a eu lieu en avril 2024 sur une péniche appelée Antipode, suivi d’une performance de DJ. En outre, les spectacles d’open mic* qu’ils organisent et où de nombreux comédien·ne·s amateur·e·s se produisent, sont très courus.
Observatoire de la Turquie Contemporaine, le 3 juin 2024, par Hande Gulen**
Depuis 2015, une importante migration d’artistes, d’intellectuel·le·s et d’activistes de la Turquie imprègne les scènes artistiques et culturelle européennes. A Paris la diaspora qui s’est formée trouve bien d’opportunités d’expression. En assistant aux expériences d’open mics les événements offrent à cette jeune génération un réel espace pour exister. L’énergie et les approches créatives de Ladin et Oytun sur scène inspirent les spectateur.e.s et établissent un lien fort avec eux. Les événements qu’ils organisent en tant que membres de la Compagnie Miselyum permettent aux artistes migrant·e·s de trouver une place dans la vie artistique et culturelle de Paris.
Nous avons rencontré Ladin et Oytun dans l’espace collectif Shakirail où ils répètent, pour discuter de leur expérience en tant qu’artistes de théâtre à Paris, du stand-up en turc et de leurs activités culturelles.
Ladin est artiste de théâtre depuis l’âge de 12 ans. Elle a d’abord étudié dans un tout autre domaine à l’Université technique de Yildiz avant de poursuivre une maîtrise en « jeu de comédienne » à l’Université de Bahçeşehir. Après avoir exercé dans des théâtres de répertoire et des théâtres traditionnels, elle a suivi une formation en théâtre physique***. Avant de retourner en Turquie pour cause de pandémie elle a présenté des pièces de théâtre politique et a travaillé dans un cirque en Suisse avec Oytun. Ce n’est qu’après qu’elle s’est s’installée en France. Ladin continue de travailler dans le domaine du théâtre physique et de l’improvisation. À son arrivée en France, elle a intégré son expérience de migrante dans son art, créant des masques expressifs qui ne parlent pas pour représenter la barrière de la langue sur scène. « Si mon travail consiste à m’exprimer, comment cela serait-il possible si je ne peux pas parler sur scène ? » explique-t-elle. Ladin a fondé la Compagnie Miselyum à Paris avec Oytun.
Oytun a développé un intérêt pour le théâtre pendant ses années de lycée et a commencé à travailler en amateur dans ce domaine. Son aventure théâtrale a commencé avec le groupe de théâtre du Lycée Anadolu de Beşiktaş à Istanbul et s’est poursuivie à l’Université de Galatasaray, où il a participé à des groupes de théâtre. Par la suite, il suit une formation en théâtre physique à l’École Jacques Lecoq à Paris.
Ayant eu l’opportunité de venir en France grâce à sa participation à un spectacle avec un groupe de théâtre français, Oytun s’est installé à Paris avec Ladin après avoir traversé la pandémie en Turquie. Les difficultés rencontrées par les artistes pendant la pandémie en Turquie, notamment l’absence de mécanismes de soutien pour les artistes, ont poussé Ladin et Oytun à tenter leur chance à Paris.
Ladin raconte :
« La pandémie, nous a mis dans une telle situation ....cela ne pouvait être pire. La pire des choses aurait été (de vivre dans la rue. Alors on s’est dit, essayons, qu’avons-nous à perdre. J’ai commencé à apprendre le français rapidement en Turquie. J’ai pensé, pourquoi me donneraient-ils un visa ? J’avais en Turquie un bon réseau. Je faisais du théâtre politique, je travaillais comme activiste contre le harcèlement des femmes dans les arts du spectacle. J’ai laissé tout cela derrière moi. Si nous n’avions pas été dans une telle situation économique, ce ne serait peut-être pas mon choix. J’ai appris le français rapidement, en me demandant ce que je ferais là-bas. Dans la panique, j’ai commencé à faire des masques sans bouches pour ne pas avoir à parler sur scène. Au pire, j'allais pouvoir produire ce genre de travail là-bas. »
Compagnie Miselyum
En 2022, Ladin et Oytun ont fondé la Compagnie Miselyum pour mener leurs travaux artistiques. Miselyum, qui se concentre sur le théâtre physique, développe des projets sur des thèmes tels que la migration, la nature et la transformation sociale. Le groupe propose des ateliers et des formations pour le théâtre, la fabrication de masques, de marionnette et la performance physique, tout en offrant des cours de théâtre aux enfants et aux jeunes. Miselyum réunit des artistes de différentes cultures et membres de la communauté pour encourager la production artistique et le partage culturel.
Par exemple, l’un de leurs spectacles s’appelle « Belki de Komiktir » (C’est peut-être comique). Le terme « Miselyum » symbolise la création de nouvelles connexions à chaque rencontre, à l’image des réseaux mycéliens dans la nature. Le groupe vise à former une communauté plus solidaire et créative. En plus de Ladin et Oytun, d’autres artistes participent également à cette compagnie.
Compagnie Miselyum, avec les directeurs artistiques Ladin Avşar Tokuç et Sencan Oytun Tokuç, fournit des services de conseil artistique au Festival Fringe d’Istanbul. Organisé depuis 2019, l’Istanbul Fringe Festival vise à rassembler des œuvres innovantes et uniques créées par des artistes créatifs du monde entier et de Turquie avec le public de la scène artistique stambouliote. Aux côtés d’autres membres du conseil artistique, Compagnie Miselyum contribue au processus de sélection du festival, en tenant compte de concepts tels que la solidarité, la diversité et l’innovation, en choisissant parmi environ 180 candidatures chaque année. https://www.fringeistanbul.com
École Jacques Lecoq et Théâtre Physique
Oytun a suivi une formation en théâtre physique à l’École Jacques Lecoq à Paris. La méthode de Lecoq met l’accent sur le corps comme principal moyen d’expression, où le mouvement précède les mots. La formation inclut des travaux sur les masques, des techniques de mouvement et des processus de création collective. Cette approche permet aux acteurs et actrices d’utiliser leur corps pour transmettre des émotions et des histoires de manière visuelle et dynamique.
Oytun affirme que cette pédagogie offre une approche universelle applicable à tous les types de théâtre :
« Le théâtre physique est une approche du théâtre et il n’existe pas de théâtre sans le physique. Un acteur ou une actrice ne peut pas dire qu’il n’a pas apporté son corps aujourd’hui sur scène. Ce qui importe, c’est comment le corps fonctionne et quelles méthodes on peut utiliser. Le mouvement précède les mots et il est essentiel de comprendre les besoins de notre corps sur scène. Cela permet de trouver une technique commune applicable à tous les styles de théâtre, du conventionnel au classique, de la comédie à l’absurde. La pédagogie de Jacques Lecoq permet d’aborder le théâtre de cette manière et de résoudre les autres techniques. »
Oytun et Ladin utilisent cette pédagogie ainsi que différentes techniques dans leur propre compagnie. Par exemple, ils organisent des ateliers pour divers groupes tels que les enfants et les personnes handicapées où le théâtre est un outil d’expression .
Projets actuels
Un de leurs projets réalisés en France est une pièce sans paroles intitulée “Ce n’est pas encore fini”. Ça raconte l’histoire d’un enfant fuyant la guerre qui se retrouve bloqué sur une île imaginaire où il construit une maison avec des objets trouvés sur la plage. Ladin et Oytun ont créé cette pièce en utilisant des matériaux recyclés, travaillant pendant trois semaines dans un espace réservé aux artistes du cirque Fontaine aux Images.
Open Mic et Stand-Up en turc
Ladin et Oytun sont en liens étroits avec les communautés de Turquie à Paris, ils contribuent à leur vie artistique. Les événements de stand-up en turc et les open mics élargissent les espaces d’expression pour les artistes amateurs amateur.e.s issus de Turquie. Cela crée un environnement de partage et de solidarité artistique.
Ils expliquent ce que le spectacle « open mic » a signifié pour eux:
« Nous nous demandions ce que nous pouvions faire et comment nous pourrions nous exprimer. Deniz Göktaş était venu faire un stand-up. Nous l’avons regardé, puis nous nous sommes assis avec des amis. Avec quelques amis, nous avons pensé, pourquoi ne pas faire quelque chose comme un open mic ? Parler, partager nos soucis, même si c’est juste entre nous, ce serait suffisant. L’idée d’un open Mic ne nous avait jamais traversé l’esprit en venant ici. Ensuite, cette porte s’étant ouverte, nous avons commencé à réfléchir à ce que nous pourrions faire et à la manière de le faire. C’est ainsi qu’est née l’idée de faire un open Mic. Ensuite, avec 4-5 amis, nous avons organisé le premier événement en octobre 2023. »
Ces événements, qui ont débuté en octobre 2023, se tiennent dans des quartiers comme Strasbourg Saint-Denis, Bastille et Pigalle. Des personnes de différents métiers et amateur.e.s montent également sur scène, transformant ces événements en espaces de partage. « Ces événements ne se contentent pas de fournir une scène, ils créent également une communauté », explique Ladin. Ils permettent aux artistes et au public d’interagir les uns avec les autres.
L’idée d’organiser un open mic spécial pour le 8 mars, où seules les femmes et les personnes queers pouvaient monter sur scène, a été inspirée par une autre comédienne, Deniz Heval Kandemir. Par la suite, un groupe de comédien·ne·s, ensemble avec Ladin parmi les organisateur·rice·s, a réalisé un événement spécial pour la Journée internationale des droits des femmes le 8 mars.
Espace de création et de répétition
Ils réalisent leurs répétitions artistiques au Shakirail ainsi qu’au Cinq/Centquatre, deux espaces culturels situés dans le 18e arrondissement de Paris. Ces lieux offrent des espaces de répétition, des ateliers et des espaces de travail partagés et fonctionnent comme des « communs » urbains et artistiques.
Être artiste migrant.e
Vivre en France en tant qu’artistes migrant.e.s de Turquie comporte des difficultés autant que des opportunités.
Pour Oytun « être migrant rend un domaine déjà difficile encore plus complexe, mais cela pousse aussi à réaliser quelque chose de puissant ». Parmi ces difficultés, trouver du travail et se faire connaître sont des enjeux majeurs. Les artistes développent généralement des projets et postulent à des financements, et pendant les périodes d’attente, ils effectuent divers petits travaux. Ladin raconte : « En arrivant en France, je parlais très peu français et cela compliquait mon expression. Cependant, cela m’a ouvert de nouvelles voies dans mon art. » L’une de ces voies est la création de masques par Ladin. Elle a intégré l’expérience de la migration dans son art en utilisant des techniques de narration sans paroles et de masques. Ladin utilise des méthodes féministes et activistes. Elle intègre les techniques de Michael Chekhov, la danse contemporaine et le transformatif activisme dans ses travaux. « J’intègre mes processus corporels et créatifs avec des méthodes féministes et activistes. Cela approfondit et transforme ma pratique artistique », explique-t-elle.
Hande Gulen
*Open mic se déroule sur la scène d’un théâtre ou d’un café. Chaque participant se partage le plateau afin d’afficher son talent. Aujourd’hui, ces scènes ouvertes font l’objet d’un véritable engouement de la part du public et révèlent de nombreux comédien.ne.s et humorist.e.s.
** Hande Gulen, sociologue et docteure en géographie à l’Institut français de géopolitique (IFG) de l’Université Paris 8. Elle étudie les communs et les mouvements sociaux, en se concentrant sur les études féministes et queer; co-éditrice du livre intitulé « At the Frontiers of Everyday Life: New Research in Cramped Spaces » (Springer 2023), qui propose une analyse critique des géographies de la vie quotidienne et discute des dynamiques potentielles de changement.
** Théâtre physique s’agit de s’approprier d’un ensemble d’exercices avec lesquels vous pouvez vous développer et vous maintenir en forme artistiquement.