France Culture, 25 Mai 2021, Christian Chesnot
Avec les récentes découvertes de gaz offshore en Méditerranée orientale, les tensions sont ravivées dans un espace géopolitique sensible. La manne pousse les pays riverains à redéfinir leurs frontières maritimes, sur un ton parfois martial, qui dépasse désormais largement le cadre diplomatique.
La Méditerranée orientale est un espace géopolitique tendu et sensible : guerre civile en Libye et en Syrie, conflit israélo-palestinien, rivalité gréco-turque, armes du Hezbollah au Liban sud, contrôle de la bande de Gaza par le Hamas, présence de djihadistes dans le nord du Sinaï, etc. Et c’est justement dans ce chaudron que se joue une course énergétique inédite, dans laquelle se multiplient les incidents, les intimidations et les coups de bluff.
La situation énergétique en Méditerranée orientale bascule entre 2009 et 2011 avec trois découvertes majeures de gaz : les champs de Tamar (282 milliards de m3) et de Leviathan (621 milliards de m3) au large d’Israël et d’Aphrodite (128 milliards de m3 de réserves) au large de Chypre.
D’autres poches de gaz offshore sont aussi découvertes : le gisement de Marine en face de la bande de Gaza et surtout celui de Zohr, en 2015, dans les eaux égyptiennes. Ce dernier est le plus grand jamais découvert en Méditerranée avec des réserves estimées à 850 milliards de m3. Plusieurs autres zones sont explorées, comme au Liban ou en Syrie.
Signatures d’accord bilatéraux
Cette nouvelle donne énergétique donne le coup d’envoi d’une compétition féroce entre pays riverains qui cherchent désormais à déterminer avec précision leurs frontières maritimes pour exploiter cette manne gazière. Les accords bilatéraux se succèdent.
En 2010, un accord est conclu entre Chypre et Israël tandis que l’État hébreu et le Liban lancent des négociations en octobre 2020. L’Égypte et la Grèce signent en août 2020 un accord sur leurs frontières maritimes.
Car il s’agit de savoir précisément à qui appartient cette manne gazière. « La question énergétique peut conduire à des conflits, mais peut aussi être l’opportunité de se parler », constate Benjamin Augé, chercheur à l’IFRI.
Dans ces grandes manœuvres, la Turquie se sent à l’écart. Elle s’estime lésée par le découpage maritime qui se dessine et par le partage gazier en cours. Riche en ressource en eau, la Turquie est fragile sur le plan énergétique. Elle importe 95% du gaz qu’elle consomme.
Les « cartes de Séville » provoquent l’ire d’Ankara
Les prémices de la colère d’Ankara remontent à l’affaire des « cartes de Séville » dans les années 2000. Ce document, préparé par le professeur Juan Luis Suarez de Vivera de l’Université de Séville, accorde à la Grèce l’écrasante majorité de l’espace maritime méditerranéen alors que la Turquie ne se voit concéder qu’une portion réduite au large de ses côtes.
Le cas de l’île de Kastellorizo symbolise cette injustice pour les Turcs. Ce confetti de 10 km2 se trouve à seulement 2kms du rivage turc. C’est l’île la plus orientale de la Grèce qui souhaiterait créer une zone économique exclusive (ZEE) de 40 000 km2 autour de Kastellorizo, ce qui lèserait gravement les intérêts maritimes de la Turquie.
Pour Ankara, cette carte non officielle entérinerait les ambitions maritimes d’Athènes, qui considère que la mer Égée est un « lac grec » depuis le traité de Lausanne de 1923 qui a dépecé l’empire ottoman. Pire : elle reflèterait les vues de l’Union européenne.
Résultat : la Turquie prépare un contre-plan aux visées grecques et décide d’imposer sa propre vision géopolitique en Méditerranée.
La doctrine de la « Patrie bleue »
Un nouveau concept géostratégique fait son apparition en Turquie : la doctrine de la « patrie bleue » (Mavi Vatan). Son auteur, Cem Gürdeniz, ancien contre-amiral aujourd’hui à la retraite, la conçoit comme « un symbole de la maritimisation de la Turquie » pour qu’elle redevienne une puissance maritime forte et influente.
Concrètement, cette doctrine vise à « sauvegarder, protéger et développer les droits et intérêts maritimes de la Turquie, non seulement dans les zones de juridiction maritime turque, mais aussi dans les zones d’intérêt, d’effet et d’impact. »
Pour Ankara, il s’agit de repousser les frontières du pays. Dans ce contexte, la marine turque est désormais conçue comme un « outil de diplomatie militaire ou de diplomatie dissuasive », assure Cem Gürderniz.
En mer, la marine d’Ankara, forte de 40 000 marins, peut aligner une douzaine de sous-marins, une vingtaine de frégates, et des patrouilleurs. Elle a aussi un projet de porte-aéronefs et de destroyer. Les chantiers navals turcs ne chôment pas.
Comme au temps de Barberousse, pirate ottoman, qui écuma la Méditerranée au XVe siècle et se fit proclamer sultan d’Alger, tous les coups sont permis dans cette bataille en mer.
Pour que cette « patrie bleue » devienne réalité, la Turquie d’Erdogan n’hésite pas à utiliser la moindre possibilité géopolitique qui s’offre à elle pour pousser ses pions en Méditerranée.
Ainsi, profitant du chaos libyen, il signe le 27 novembre 2019 un accord de délimitation maritime avec les autorités de Tripoli de Fayez al-Sarraj, chef du gouvernement libyen d’union nationale (GNA), reconnu par l’ONU.
Cet arrangement comprend aussi un volet militaire et sécuritaire qui permet à la Turquie de faire valoir ses droits sur de vastes zones en Méditerranée orientale. Mais ouvre un contentieux avec les pays riverains.
L’accord a été dénoncé par la France, la Grèce, Chypre et l’Égypte qui considèrent qu’il porte atteinte « aux droits souverains des États tiers, n’est pas conforme au droit de la mer et ne peut en découler aucune conséquence juridique. »
« Clairement, la Turquie tend à développer une posture du fait accompli et de l’intimidation, analyse Christophe Prazuck, ancien chef d’état-major de la marine (2016-2020). La France considère qu’on ne peut pas laisser se développer aux portes mêmes de l’Europe cette posture. »
L’incident impliquant la frégate Courbet,menacée par un navire de guerre turc, a été interprété comme une posture agressive de la Turquie. Le 10 juin 2020, le bâtiment français a tenté de contrôler le cargo Cirkin, alors escorté par trois navires turcs, dans le cadre de l’opération « Sea Guardian » de l’Otan qui vise à faire respecter l’embargo sur les armes à destination de la Libye. Or, la France et la Turquie appartiennent à l’Otan et sont donc alliées.
Selon Paris, les navires turcs ont « illuminé » la frégate française avec leur radar de conduite de tir à trois reprises. Une telle action ne peut qu’être considérée comme hostile parce qu’elle constitue la dernière étape avant l’ouverture du feu. Les responsables turcs ont réfuté toute action hostile et même accusé le Courbet d’avoir effectué une manœuvre dangereuse.
« Je crois que personne n’a intérêt à un affrontement de quelque nature que ce soit en Méditerranée orientale, poursuit Christophe Prazuck. La difficulté c’est d’éviter la méprise et l’incompréhension qui déclencheraient une escalade. »
Les « majors » veulent leur part du gâteau
Avec les États, les grandes compagnies pétrolières se disputent aussi le gaz de Méditerranée orientale. « Tout le monde est là et essaie d’avoir une part du gâteau »,constate Benjamin Augé.
Tout le milieu énergétique international semble s’être donné rendez-vous en Méditerranée orientale : les Américains (Exxon, Chevron), les Français (Total), les Italiens (ENI), les Russes (Rosneft et Novatek), les Britanniques (British Gaz, BP).
« Chypre, qui est le pays le plus faible géopolitiquement de la région, a choisi de confier ses blocs gaziers à des sociétés américaines, remarque Benjamin Augé. Ces dernières peuvent éventuellement faire jouer le gouvernement américain pour essayer de trouver un terrain d’entente avec la Turquie. »
C’est une société américaine, Noble Energy, rachetée par Chevron, qui a réalisé les premières découvertes en Israël et à Chypre. Les sociétés privées doivent tenir compte du contexte de tension croissante pour leurs activités offshore.
En 2018, des navires de guerre turcs ont empêché un bateau de forage italien, le Saipem de la compagnie ENI, de mener ses activités au large de Chypre. Tant qu’aucun accord de partage des bénéfices du gaz n’aura été conclu avec les Chypriotes turcs, la Turquie s’opposera, y compris par des moyens militaires à toute exploitation par la partie grecque de l’île.
Le bras de fer maritime concerne aussi la Grèce. Le 10 août 2020, Ankara a déployé l’Oruç Reis, un navire de recherche sismique au large de la petite île grecque de Kastellorizo. Selon les autorités turques, le navire a collecté des données sur 10 955 km2 en Méditerranée.
Un front anti-turc en Méditerranée
Ces dernières années, un front anti-turc a commencé à se mettre en place. Il comprend la France, la Grèce, Chypre, l’Égypte et les Émirats arabes unis.
Le 11 mai 2020, les ministres des Affaires étrangères de ces cinq pays, ont adopté une déclaration commune dans laquelle, ils dénoncent « les activités illégales turques en cours dans la zone économique exclusive et les eaux territoriales de Chypre, qui représentent une violation flagrante du droit international (…). Il s’agit de la sixième tentative turque en moins d’un an de mener illégalement des opérations de forages dans les zones maritimes de Chypre. »
Préoccupée par les ambitions turques en Méditerranée, la France a densifié son alliance avec la Grèce, à qui elle a vendu 18 avions de chasse Rafale (12 d’occasion et 6 neufs) pour un budget d’environ 2 milliards d’euros. Paris déploie aussi temporairement deux Rafale à Chypre.
Enfin, la marine française est sur zone dans le cadre de la mission de surveillance européenne Ireni et de l’opération de l’Otan « Sea Gardian ». Depuis 2013, la France maintient en permanence une frégate en face des côtes syriennes.
Alors que la Turquie est l’alliée du Qatar, la Grèce a choisi de sceller une alliance avec les Émirats arabes unis en signant un partenariat stratégique et un accord de défense.
Autant dire que l’on assiste non seulement à une militarisation croissante en Méditerranée mais aussi à la multiplication des acteurs locaux, régionaux et internationaux, qui ont chacun leur propre agenda géopolitique.