Film passionnant présenté au 21è festival du Cinéma de Turquie à Paris. Une chorégraphe monte un spectacle avec de jeunes danseurs et leur propose une grammaire corporelle de l’émancipation et de la libération. Elle même, figure de l’opposition politique en Turquie, est une défenseuse des libertés, notamment des Kurdes.
Mediapart, le 17 avril 2024, par Nora SENI
Sur l’écran obscur ne se détache d’abord qu’un bras qui se tord et s’allonge comme le cou d’un cygne. On comprend vite qu’il s’agit d’une ballerine. Elle sort de l’ombre, sa dance est moderne, expressionniste, elle évoque l’impatience, le désir de s’affranchir, de briser un enfermement. Sa grammaire gestuelle est très imprégnée des chorégraphies d’Ohad Naharine, l’inventeur israélien de la Gaga danse. Sur l’écran alternent les plans de corps dansants, des images de paysages déserts et caillouteux et des rangées de femmes en mantilles blanches qui défilent dans la rue en silence, les mères des disparus kurdes de Turquie. (Tout comme les mères de la place de Mai à Buonos Aires, elles manifestent depuis des années, défilant sur la rue Istiklâl à Istanbul. Elles en sont à la millième semaine de manifestations). C’est là tout le répertoire de ce film, des corps jeunes dansant la révulsion sur scène, et des corps, en masse, épaule contre épaule défilant dans les rues d’Istanbul pour réclamer… les corps absents de leurs disparus ou pour accompagner par centaines de milliers le corps gisant du journaliste arménien Hrant Dink abattu en pleine rue en 2007.
Ebru Seremetli, documentariste et activiste a réalisé ce premier long-métrage comme un biopic de la ballerine turque Zeynep Tanbay. Figure de l’opposition politique celle-ci est engagée dans des combats pour les libertés et les droits de l’homme en Turquie. On la voit en chorégraphe monter un spectacle avec des jeunes danseurs. Elle leur demande de trouver dans leur corps les gestes et les postures de l’entravé, du prisonnier et de la révolte. Sur la scène l’éclairage réduit l’espace sur lequel ils se déplacent, l’obscurité les emprisonne. En symbiose avec la ballerine, la réalisatrice accentue et sublime ces effets d’éclairage en filmant les scènes en quasi noir et blanc. On voit ensuite Zeynep dans la rue, mégaphone en main commémorer le génocide arménien au centre d’un groupe de manifestants.
En parfaite intelligence avec son personnage, Ebru Seremetli charme le spectateur par la grâce de ce corps longiligne et par l’ardeur de ses engagements. Elle instruit des combats politiques en Turquie. Son film, An Kalır, (littéralement « le moment reste ») un des meilleurs du 21eFestival du Cinéma de Turquie à Paris (23/3-7/4 2024) mérite une belle carrière en Europe.