« Les détenus ne bénéficient d’aucune clémence, même lorsque leur état de santé se détériore. D’autant plus lorsqu’ils sont incarcérés pour raisons politiques » dit Marie Jégo dans Le Monde.
Incarcérée depuis cinq ans à la prison de haute sécurité de Kandira, à Kocaeli dans la province de Marmara (nord-ouest de la Turquie), la détenue Aysel Tugluk est en train de sombrer dans la folie. Trous de mémoires, difficultés de mouvement et d’élocution entravent l’autonomie de cette ancienne députée du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche pro-kurde), minée par une forme de démence précoce.
Pervin Buldan, la coprésidente du HDP, s’en est émue après être allée la voir le 24 décembre 2021. « Aysel n’est plus en mesure de s’assumer. » Alors que son état empire, la justice refuse de surseoir à l’exécution de sa peine en vue d’un traitement médical approprié. Les demandes de libération provisoire déposées par ses avocats ont toutes été rejetées.
Les juges ne sont pas pressés d’adoucir le sort de la politicienne, condamnée à plus de dix années de prison en 2020 pour « appartenance à un groupe terroriste », à savoir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, rébellion armée kurde), l’ennemi juré de l’Etat turc depuis près de quarante ans. Tout ce qu’Aysel a fait est écrire, parler et prononcer le mot « Kurdistan », à une époque où beaucoup le faisaient, sachant qu’un processus de paix était en cours entre le gouvernement islamo-conservateur et le PKK.
En 2015, la lutte armée a repris le dessus. Un an plus tard, le coup d’Etat raté du 15 juillet 2016 a servi de prétexte au déclenchement de purges qui ont mis la société civile sens dessus dessous. Comme des dizaines de milliers d’opposants, la députée du HDP s’est retrouvée derrière les barreaux.
Le taux d’incarcération le plus élevé en Europe
Selon ses proches, sa santé mentale s’est dégradée en 2017, l’année du décès de sa mère. L’administration pénitentiaire l’autorise alors à assister à l’enterrement, prévu à Ankara. Mais au moment où elle et les siens sont au cimetière, une bande de nationalistes fanatiques les agresse, scandant des slogans racistes, profanant la tombe sous prétexte que la famille est alévie (une branche hétérodoxe de l’islam) et présumée proche du PKK, donc ennemie de la nation. L’attaque est si violente que la famille doit quitter les lieux avec la dépouille et lui trouver une autre sépulture, plus loin, dans le sud-est du pays.
De ce traumatisme, Aysel ne s’est jamais remise. Sa démence a été diagnostiquée, il y a près d’un an déjà, par le département de médecine légale de l’université de Kocaeli, qui recommande une prise en charge hospitalière. Mais l’institut de médecine légale, affilié au ministère de la justice, n’est pas de cet avis. La peine « peut se poursuivre en prison avec un traitement et des contrôles médicaux réguliers », conclut l’institution dans sa contre-expertise.
Le taux d’incarcération le plus élevé en Europe
Selon ses proches, sa santé mentale s’est dégradée en 2017, l’année du décès de sa mère. L’administration pénitentiaire l’autorise alors à assister à l’enterrement, prévu à Ankara. Mais au moment où elle et les siens sont au cimetière, une bande de nationalistes fanatiques les agresse, scandant des slogans racistes, profanant la tombe sous prétexte que la famille est alévie (une branche hétérodoxe de l’islam) et présumée proche du PKK, donc ennemie de la nation. L’attaque est si violente que la famille doit quitter les lieux avec la dépouille et lui trouver une autre sépulture, plus loin, dans le sud-est du pays.
De ce traumatisme, Aysel ne s’est jamais remise. Sa démence a été diagnostiquée, il y a près d’un an déjà, par le département de médecine légale de l’université de Kocaeli, qui recommande une prise en charge hospitalière. Mais l’institut de médecine légale, affilié au ministère de la justice, n’est pas de cet avis. La peine « peut se poursuivre en prison avec un traitement et des contrôles médicaux réguliers », conclut l’institution dans sa contre-expertise.
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Le cas d’Aysel n’est pas isolé. Les prisons turques comptent actuellement près de 300 000 détenus, pour une population totale de 83 millions d’habitants, soit le taux d’incarcération le plus élevé en Europe. En France, en décembre 2021, on recensait près de 70 000 détenus pour 67 millions d’habitants. « De nombreux prisonniers connaissent des conditions extrêmes de détention : isolement, torture, mauvais traitements », constatent Feleknas Uca et Hisyar Özsoy, les porte-parole du HDP pour l’international.
Retour à la prison de Kandira.
Le 9 décembre 2021, une politicienne kurde de 28 ans, Garibe Gezer, a été retrouvée morte dans sa cellule d’isolement. L’administration pénitentiaire a conclu au suicide. Selon ses avocats et ses proches, la jeune femme n’était plus la même depuis une fouille au corps subie le 24 mai 2021. Bien avant sa mort, elle leur avait confié avoir été violée par des gardiens ce jour-là. Personne n’en sait plus. Des députées du HDP au Parlement ont réclamé l’ouverture d’une enquête, sans résultat.
Arrestations et procès se succèdent à un rythme soutenu
Le parti HDP, avec ses plus de six millions d’électeurs et ses cinquante-six sièges au Parlement, peine d’autant plus à se faire entendre qu’il est menacé d’interdiction. La procédure est suivie de très près par le président Recep Tayyip Erdogan et par son allié ultranationaliste Devlet Bahçeli, qui sont impatients de voir la dissolution du parti pro-kurde intervenir, avant les élections – présidentielle et législatives – prévues en juin 2023.
Une large partie des élus du HDP, maires et députés, ont été arrêtés, ses bureaux sont régulièrement attaqués, ses militants sont agressés, rossés et parfois tués, comme Deniz Poyraz, une jeune femme assassinée le 17 juin par un nationaliste fanatique dans les locaux du parti à Izmir. Pour ne rien arranger, vingt députés du HDP, présumés « terroristes », risquent de perdre prochainement leur immunité parlementaire. Parmi ces élus figure Semra Güzel, fustigée par tous les tabloïds pour des photographies sur lesquelles on la voit dans les bras d’un militant en treillis. Il s’agit de Volkan Bora, un combattant du PKK tué en opération en 2017, dont le téléphone portable, épluché par les services, a livré ces clichés. Ceux-ci seront versés au dossier d’interdiction du HDP, et une information judiciaire sera ouverte contre la députée, qui encourt plusieurs années d’emprisonnement.
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Arrestations, procès, emprisonnements se succèdent à un rythme soutenu. Dans la nuit de vendredi 21 janvier à samedi 22 janvier, Sedef Kabas, une journaliste en vue de la télévision, a été arrêtée à son domicile puis placée en détention provisoire pour « insulte au président », un délit passible de quatre ans de prison. Pour avoir publiquement cité un proverbe…
Depuis 2014, l’année où Recep Tayyip Erdogan est devenu président, plus de 160 000 enquêtes judiciaires ont été ouvertes pour « insulte », plus de 30 000 personnes ont été jugées et environ 13 000 condamnées. En matière de répression, le gouvernement voit large. Trente-six nouveaux établissements pénitentiaires devraient être construits en 2022, portant ainsi le nombre total de prisons en Turquie à 374.
Marie Jégo dans Le Monde, 27 janvier 2022