Dans le nord-est de la Syrie, « la guerre n’est pas finie » pour les Kurdes / Ghazal Golshiri / LE MONDE

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Témoignages Environ 100 000 Kurdes fuient les combats provoqués par une offensive de la Turquie et de ses affidés.

Le Monde, le 12 janvier 2025

En quittant Manbij, dans le nord-est de la Syrie, sous les bombardements de l’Armée nationale syrienne (ANS), une faction rebelle alliée à Ankara, Mahmoud a réprimé tous ses sentiments. « Mon seul objectif était de rester en vie pour ma famille », raconte ce Kurde de 45 ans. Rencontré vendredi 10 janvier à une soixantaine de kilomètres de là, dans un village proche de Kobané, où il vit désormais avec sa famille, il a choisi de conserver l’anonymat. « Bien que Bachar Al-Assad soit parti, nous ne savons pas ce qui va se passer », explique-t-il.

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Le départ de Mahmoud remonte au 9 décembre 2024. Encouragée par les avancées rapides des rebelles islamistes du groupe Hayat Tahrir Al-Cham contre le régime de Bachar Al-Assad, la Turquie avait envoyé, quelques jours plus tôt, ses affidés de l’ANS à l’assaut de plusieurs villes du nord-est de la Syrie, jusqu’alors sous contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS), majoritairement kurdes. L’ANS a pris le contrôle de la ville stratégique de Tall Rifaat et de ses environs, à environ 20 kilomètres de la frontière turque, le 8 décembre. Le même jour, à Damas, le dictateur syrien est renversé. Le lendemain, Manbij, la ville de Mahmoud, tenue depuis des années par des forces kurdes, tombe à son tour.

Ankara, appuyé par des frappes aériennes, cherche en ce moment à déloger les FDS, principalement composées des Unités de protection du peuple, considérées par la Turquie comme un groupe terroriste lié au Parti des travailleurs du Kurdistan. La région de Tall Rifaat et Manbij se trouve dans la zone tampon de 32 kilomètres que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, veut établir en expulsant les combattants kurdes qui s’y trouvent. La menace d’une offensive terrestre par la Turquie dans le Rojava, la zone autonome kurde du nord-est de la Syrie, où vivraient 4,6 millions de personnes, est palpable et occupe tous les esprits. Les combats ont déjà forcé plus de 100 000 personnes à fuir.

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Anticipant une rapide détérioration de la situation, Mahmoud a fait sortir sa femme et leurs quatre enfants de Manbij dès le 8 décembre. Ce professeur d’école primaire a quitté la ville lui-même le lendemain, « cinq minutes avant l’arrivée des forces proturques en bas de chez nous », dit-il, le visage marqué et le regard perçant. « Je savais que leur arrivée signifiait la violence pour nous, les Kurdes. » Pour Mahmoud, l’ANS évoque des récits terrifiants de massacres de Kurdes et de pillages dans les villes d’Afrin et de Tall Abyad, tombées respectivement en 2018 et en 2019. D’autres habitants de Manbij, qui ont pris la route après lui, ont rapporté avoir subi des pillages.

Sévices infligés par les milices proturques

Depuis leur départ, Mahmoud reçoit quotidiennement des témoignages sur les sévices infligés par les milices proturques aux habitants de Manbij. « Les combattants de l’ANS sont allés dans le garage d’un de mes amis, l’ont tué et ont pillé sa boutique. La maison d’un autre collègue a aussi été dérobée. J’ai entendu qu’une habitante, accompagnée des forces proturques, se baladait dans les rues de Manbij et marquait les maisons où vivaient des Kurdes », explique Mahmoud, qui vit désormais avec son épouse et leurs enfants dans une chambre de la maison que son cousin lui a prêtée, dans le village familial.

La rapidité avec laquelle Manbij est tombée surprend encore cet enseignant. « On pensait que les combats allaient durer au moins un mois, mais en un rien de temps notre sort était scellé. » « Trahison », répète Mahmoud en parlant des combattants arabes tribaux au sein des FDS, qui auraient refusé de se battre. « Dans notre ville, beaucoup de membres de Daech [l’acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI] ont été tués par les FDS. Leurs familles en veulent depuis à tous les Kurdes. »

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Manbij a été sous contrôle de l’EI entre 2014 et 2016. L’organisation a été vaincue par les forces kurdes en 2019, avec le soutien de la coalition internationale, notamment des Américains. Cependant, des cellules dormantes de l’EI ont persisté, menant des attaques sporadiques dans tout le Rojava. « Vivre sous Daech pendant presque trois ans a marqué les mentalités », analyse Mahmoud, qui a été témoin de la haine de certains élèves d’origine arabe envers les Kurdes. « Quand ces enfants se battaient avec leurs camarades kurdes, ils ne les appelaient jamais par leurs prénoms, mais disaient simplement “le Kurde”, raconte Mahmoud. J’ai toujours eu l’impression que leurs parents leur répétaient sans cesse : “Les Kurdes ont tué tes cousins, tes frères.” Ils nous ont toujours détestés. »

Graves troubles psychologiques

C’est la quatrième fois depuis 2012 que Mahmoud et sa famille sont contraints de quitter Manbij. « La première fois, c’était pour fuir les bombardements du régime de Bachar Al-Assad, la deuxième après l’arrivée de Daech, puis nous sommes revenus un peu plus tard. La troisième fois, nous avons dû fuir une grande opération de Daech contre les Kurdes. Nous ne sommes retournés à Manbij qu’avec les FDS », raconte-t-il.

Sous Daech, il conseillait constamment à son petit frère, aujourd’hui âgé de 24 ans, de ne pas sortir dans la rue, craignant qu’il soit arrêté ou puni pour des raisons futiles, comme ne pas connaître la chahada, la profession de foi de l’islam. La pression a été telle que son frère souffre aujourd’hui de graves troubles psychologiques. « Il évite les foules et prend des médicaments », confie Mahmoud. Depuis leur départ de Manbij, son fils aîné, âgé de 15 ans, montre des signes d’agressivité, ce qui inquiète le père. « J’ai déjà perdu un membre proche de ma famille à cause de la maladie psychologique liée à la guerre. Je ne veux pas en perdre un autre », dit-il, tentant de protéger ses enfants en leur cachant sa propre tristesse et ses angoisses. Celles-ci se ravivent, car, dans ce village tranquille de moins de 100 habitants, Mahmoud ne se sent pas en sécurité. D’ailleurs, au cours de l’entretien, quatre explosions ont retenti au loin. « La guerre n’est pas finie », glisse-t-il.

Le 10 janvier, pour la deuxième fois en quelques jours, les avions turcs ont ciblé les silos de Serrin, au sud de Kobané. Dans un autre secteur, l’armée turque a intensifié son assaut en bombardant les zones à l’est de Manbij et la campagne autour du barrage de Tichrine, entre Manbij et Kobané. Le 9 janvier, au moins 37 personnes, dont cinq civils, ont été tuées dans des affrontements près de Manbij, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Plus de 322 personnes sont mortes dans la région depuis décembre 2024.

Porté disparu

Soldat au sein des FDS à Tall Rifaat, Mohammad est porté disparu depuis la chute de la ville, le 8 décembre 2024. « Dix minutes avant la chute du régime, il nous a appelés pour nous dire qu’il était sur le front et que tout allait bien. Depuis, il n’a plus répondu à nos appels », raconte sa femme, Narine, qui a souhaité conserver l’anonymat. Rencontrée dans une école transformée en refuge pour déplacés à Hassaké, située dans le nord-est du Rojava, cette Kurde de 30 ans vit avec 14 autres personnes dans une salle de classe. Selon ses camarades de guerre, Mohammad aurait été arrêté par l’ANS. « Il a rejoint l’armée pour gagner un salaire correct et pouvoir élever ses six enfants », glisse son père, Mahmoud, 60 ans, assis à côté d’un poêle. Mahmoud, Narine et les autres membres de leur famille ont quitté Tall Rifaat sous le feu des échanges de tirs, à bord d’un tracteur et d’une charrette qui y était attachée.

D’autres déplacés rencontrés dans cette même école à Hassaké racontent avoir été traités de « porcs » par les combattants de l’ANS. Les femmes, quant à elles, ont été qualifiées de « putes ». Les soldats faisaient des gestes aux civils tentant de fuir, mimant l’acte de leur trancher la tête. Le trajet de la famille de Mahmoud a duré neuf jours. « Nous dormions sur la route », explique Mahmoud, entouré de ses petits-enfants. Dans cette école insalubre de Hassaké, ouverte aux quatre vents, même pendant la journée, la famille a froid. « La nuit, nous sommes frigorifiés », se désole Narine.

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Originaire d’Afrin, la famille a déjà vécu un déplacement similaire lors de la chute de cette ville, en 2018. Mahmoud avait alors réussi à emporter ses moutons avec lui. Cela n’a pas été le cas à leur départ de Tall Rifaat, où ils ont dû laisser derrière eux leurs biens les plus précieux, ainsi qu’un réservoir d’eau. Narine, elle, rêve chaque nuit du retour de son mari. « Le matin, je me réveille, et il n’est toujours pas là », dit cette femme portant un foulard bleu. « Je ne sais pas ce qui va nous arriver. La Turquie nous a fait venir ici alors que nous ne lui avions rien fait, murmure Mahmoud. Je veux juste retourner chez moi, à Afrin. »

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