Dans le nord de la Syrie, l’inquiétude des Kurdes de Kobané face à l’avancée des milices pro-Ankara /Ghazal Golshiri / LE MONDE

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Le Monde, le 15 janvier 2025

Vendredi 10 janvier après-midi, jour de congé hebdomadaire en Syrie, des dizaines de familles du Rojava, la zone autonome du Nord-Est, se sont rendues dans la forêt de Kobané, poumon vert en lisière de la Turquie. Certains habitants sont venus avec des chaises et des tables de camping. D’autres ont étalé un tapis au sol et préparent un barbecue. Des airs de musique kurde s’échappent de la sono des voitures. « En temps normal, ici, c’est noir de monde, mais, en ce moment, rien n’est normal », dit Dilara Bangin Dommar, une esthéticienne de 23 ans.

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La veille, les avions turcs avaient intensifié leurs frappes au sud de Kobané. Les bombardements se sont étendus au secteur du barrage de Tichrine, menaçant cette infrastructure vitale. Le 8 janvier, les parents de Dilara Bangin Dommar, avec d’autres résidents de Kobané, étaient allés sur le barrage pour manifester leur solidarité avec les combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS).

Cible de l’offensive d’Ankara au Rojava, cette formation paramilitaire kurdo-arabe est dominée par la milice kurde du Parti de l’union démocratique, qui est la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan, en lutte armée contre le pouvoir turc depuis des décennies. Le lendemain, un autre convoi de civils et d’employés de l’administration, parti de Rakka, ville plus au sud, en direction du barrage, a été attaqué par des drones turcs, qui ont fait cinq victimes.

« Nous allons soit mourir, soit gagner »

C’est l’offensive éclair, début décembre 2024, des rebelles islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), tombeurs du régime d’Al-Assad, qui a incité le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à passer à l’action. Il a ordonné à ses affidés de l’Armée nationale syrienne (ANS), une coalition de brigades révolutionnaires passées sous la coupe d’Ankara, d’attaquer plusieurs villes du nord-est de la Syrie, conquises par les FDS pendant la guerre civile. Tall Rifaat et Manbij, deux localités à l’ouest de l’Euphrate, à majorité arabe, sont tombées très rapidement.

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Pour le moment, rien ne laisse penser que Kobané, ville kurde à l’est du fleuve, subisse une offensive d’envergure de la Turquie et de l’ANS. Des négociations sont en cours entre Ankara et les puissances occidentales, dont les Etats-Unis, sur l’avenir du Rojava et des FDS dans la nouvelle Syrie. Toutefois, l’étau se resserre autour de la cité, symbole de la résistance acharnée des Kurdes à l’organisation Etat islamique (EI). Les dommages causés au barrage de Tichrine provoquent dans la ville, depuis un mois, des coupures d’électricité et d’eau répétées.

En ce mois de janvier, l’inquiétude de la population, mais aussi sa résilience, est palpable. « C’est comme si, depuis décembre, notre vie d’avant s’était arrêtée, explique Dilara Bangin Dommar, assise à même le sol dans la forêt de Kobané. J’ai l’impression que tout le monde est en train de se préparer pour ce moment décisif. Si la Turquie attaque, nous allons soit mourir, soit gagner. »

Ambiance pesante

Depuis l’intensification des combats, Dilara Bangin Dommar a beaucoup moins de travail dans son salon de beauté. « Les gens ne se marient plus autant qu’avant. Dans ma famille, nous avons aussi décidé de ne pas célébrer l’anniversaire de ma nièce, début janvier, parce que personne n’a le cœur à célébrer en ce moment », explique-t-elle. Autour d’elle, à Kobané, presque toutes les familles ont compté ou comptent encore aujourd’hui des combattants au sein des FDS.

L’un des frères de Dilara a déjà servi au Rojava pour les les Asayiches : agents de la sécurité kurdes, les forces de sécurité et de police de la zone autonome, et trois de ses cousins sont, en ce moment, sur le front, dont l’un près du barrage de Tichrine. Son amie proche, Adla Romi, 21 ans, a perdu un frère, dans les combats contre l’EI, en 2019. Depuis, elle porte la bague de ce dernier. Elle travaille dans l’imprimerie de la ville, qui appartient à sa famille, tirant très souvent des posters à l’effigie des civils et des combattants de Kobané morts au combat. « La nuit, je me réveille plusieurs fois pour regarder les dernières informations sur les opérations militaires », raconte cette jeune femme timide.

« Je veux que cette guerre s’arrête »

La perspective d’une réunification de la Syrie, au terme de négociations avec les nouvelles autorités de Damas, ne les enchante guère. « J’ai peur de HTC, explique Adla Romi. Pour nous, il n’y a pas de grande différence entre eux et les hommes de Daech [acronyme arabe de l’EI], qui ont attaqué Sinjar [ville irakienne, berceau de la communauté yézidie, minorité religieuse kurdophone] et qui ont kidnappé et tué les femmes yézidies. » Malgré l’ambiance pesante, aucune des deux jeunes femmes ne se dit résignée. « Le moral est bon, ajoute Adla Romi. S’il y a une guerre, Kobané gagnera. Nous n’avons pas le choix. Nous devrons nous battre jusqu’au bout. »

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Le lendemain, dans le « cimetière des martyrs » de Kobané, six nouvelles tombes ont été creusées pour les dernières victimes des combats. Quelques rangées plus loin repose Egid Kobani, combattant au sein des FDS,mort le 21 décembre 2024. « Il est tombé en martyr à Hassaké, dans un bombardement turc », explique son père, Nihad Ahmad Kobani, qui, avec sa famille, est venu se recueillir sur la tombe. « Regardez ce gigantesque cimetière : est-ce que vous voyez un seul vieux martyr ?,demande la mère, Jamila Chahine. Ils sont tous jeunes. Je veux que cette guerre s’arrête. »

Ghazal Golshiri (Kobané, Syrie, envoyée spéciale)

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