CONVERSATION avec SEDEF ECER

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photo:copyright © Brigitte Baudesson.

Sedef Ecer vient de publier un premier roman Trésor national (chez Lattès) fort bien accueilli par la critique.

Nora Seni l’a lu pour l’Observatoire de la Turquie contemporaine et s’est entretenue avec l’auteure.

Nora : Sedef, je ne vais pas jouer les intevieweuses. D’abord parce-que nous nous connaissons depuis des lustres et que nous partageons un destin de transfuges turco-françaises. Nous avons pu maintes fois goûter à la convergence de nos sensibilités « diasporiques ». Depuis, grâce à la politique du président turc, notre complicité s’est établie sur notre regard d’exilées que nous sommes devenues.

Et puis ce livre est un roman et je ne me sens pas qualifiée pour une approche en termes de « critique littéraire ».

Cependant j’aurai quelques commentaires à faire et questions à poser

Au sein de la galerie des personnages que le roman fait défiler, celui du père aimé, idéalisé, héros disparu, bel homme intègre, venant d’une famille cultivée, occidentalisée et généreuse, animée de souci démocratique. Ce père est juif. Et c’est cela qui m’a surprise.  Il n’y a jamais de personnage positif juif dans la littérature turque. Lorsqu’un auteur turc souhaite créer un personnage non-musulman, il le fait soit pour exprimer sa solidarité avec les victimes de la xénophobie, soit pour exprimer la nostalgie d’un quotidien multiculturel. Il choisit alors de le situer comme arménien ou à la rigueur comme grec-orthodoxe. Jamais juif.  D’ailleurs les univers de la pensée en Turquie, comme celui des arts et du journalisme sont absolument indemnes de références à la destruction des Juifs d’Europe pendant la Deuxième guerre mondiale. Asli Erdogan est l’écrivaine qui fait exception. Sinon c’est une absence de références qui se vérifie jusque dans les enseignements universitaires. Hors de la cosmogonie turque, les juifs sont le hors-champ, l’ignoré, le non-su de la pensée mais aussi de la sensibilité turque contemporaine toute entière (sauf pour l’antisémitisme du mouvement des Loups gris et de l’Islam politique)

Alors tu devines ma question, d’où t’es venu ce tropisme qui t’a fait installer le père de la narratrice dans un lignage juive ?

Sedef : C’est toujours très difficile de savoir la trajectoire d’un personnage, son cheminement depuis l’inconscient au papier, pourquoi soudain, c’est ce type qu’on met en scène, c’est cet homme qu’on a envie de décrire, cette femme qu’on a envie de raconter… Ce personnage s’est imposé à moi avec d’abord son métier, car je voulais qu’il exerce une profession aussi romanesque que celle de mon héroïne : je voulais que lorsqu’elle part jouer sur les plateaux des grands textes, que lui, parte en guerre. Photojournaliste, c’est un métier qui fait vraiment rêver, et en plus, j’ai connu de merveilleux photoreporters de cette époque. Mais je pense surtout que j’avais envie de parler de choses perdues à jamais, du monde d’hier plus précisément et à la fois la manière de faire ce métier avant le digital, ainsi que cette judéité istanbuliote. Tout ça faisait partie pour moi de ce lot de choses disparues, c’était une espèce de « package » dans la culture d’autrefois qui n’existe plus, et que l’on ne retrouvera plus jamais. Bien sûr, c’est aussi lié à des gens que j’ai connus, des copains de mes parents, des gens de la famille, peut-être même une branche des ascendants ou des proches qui, timidement cachaient leurs appartenances. Une phrase qu’on prononçait discrètement, un deuxième prénom qu’on n’entendait qu’en privé, une fête qu’on ne célébrait pas en public, une tradition dont on ne parlait pas vraiment…. Les enfants sont très sensibles aux secrets, ou disons, aux choses que l’on croit leur cacher. Ils sentent que derrière les non-dits, il y a des trucs mystérieux. Et puis aussi, probablement une affection pour certains rites, traditions, pour un certain humour. Mais je ne peux pas en dire plus car moi-même je ne sais pas d’où sortent les personnages qu’un auteur choisit, c’est peut-être eux qui choisissent les écrivains après tout.

Nora : Bien que la narratrice mette entre cette mère superbement extravagante et elle-même trois mille kilomètres de distance et un vie d’apprentissage à la normalité française, elle ne cesse jamais d’être fascinée par ce personnage qui n’a de consistance que sa mégalomanie. Toute diva qu’elle fut ce personnage n’aurait-il pas gagné en consistance avec un peu plus de déconvenues, de souffrance, d’usure que tu lui aurais attribuées.

Sedef : Je voulais que ce personnage soit bigger than life, énorme, exubérant et pas du tout dans une posture de victime. J’étais très attachée à l’idée de cette lignée de femmes qu’elle incarne, cette transmission féminine pour se battre, cette tradition de ne jamais se soumettre. J’en ai marre de ce regard « orientaliste et orientalisant » que l’on pose sur les personnages féminins, aussi bien dans les fictions que dans les documentaires : comme si, dès lors que l’on vient d’un pays de culture musulmane, on devait uniquement parler de mariages forcés, de crimes d’honneur et de soumission. Comme si les féministes turques des générations précédentes n’avaient jamais existé. Cette envie permanente de donner des leçons aux descendantes des ottomanes qui se sont soulevées exactement au même moment que les féministes de la première vague occidentale, à celles qui ont obtenu le droit de vote et celui d’ouvrir un compte bancaire des années avant les françaises… Et je voulais en faire une femme flamboyante et mégalomane, qui recule toutes les autres au rang des figurantes lorsqu’elle est en représentation sociale. En revanche, j’ai essayé de lui donner, derrière ce côté superficiel, une profondeur que j’ai pu voir chez beaucoup de comédiens : une espèce de pudeur, une manière aussi de se cacher derrière ses personnages. C’est d’ailleurs tout le savoir-faire du métier de comédien. Ils paraissent parfois très superficiels mais il faut après tout une sacrée acuité dans le regard pour scanner les émotions des autres, afin de les interpréter ensuite. J’ai côtoyé tellement de comédiens dans ma vie, j’ai parfois l’impression que c’est une race à part, surtout ceux et celles qui ont un peu cette folie, qu’on peut appeler à la fois obsession et talent, ce goût pour la transformation, cette manière de devenir quelqu’un d’autre…

Nora : A la question d’un journaliste quelles ont été vos modèles pour élaborer ce personnage de diva tu as répondu que tu avais en tête Claudia Cardinale et Jeanne Moreau. Les as-tu connues personnellement ?

Tu as certainement des modèles de grandes comédiennes du théâtre turc que tu as peut-être côtoyées lors de ta « carrière » d’enfant star du cinéma turc ?  Peux-tu en parler ?

Sedef : Il n’y pas que ces deux noms qui m’ont inspirée. J’ai parlé d’elles car en France on les connait bien sûr et j’ai eu la chance de les approcher, de les entendre parler de leur métier, d’elles-mêmes, de leur carrière, j’ai vu cette aura, cette sublime animalité qu’elles avaient mais je me suis également inspirée d’autres comédiennes que j’ai connues, étant enfant ou plus tard. Des grandes comédiennes de théâtre mais aussi des stars de cinéma. Au théâtre Yıldız Kenter, Macide Tanır, Gülriz Sururi, et au cinéma Türkan Şoray, Suzan Avcı, Filiz Akın, Fatma Girik, Hülya Koçyiğit qui ont tourné chacune plusieurs centaines de films, chose impossible dans le cinéma européen ou américain à l’époque car elles enchainaient les tournages à une vitesse dingue, elles tournaient parfois deux, trois films en même temps… Des femmes turques qui ont mené leur carrière comme elles l’entendaient, qui choisissaient leurs rôles, les projets, qui tenaient tête aux hommes dans un pays machiste et dans un milieu misogyne, qui étaient des femmes fortes alors qu’elles incarnaient parfois des petites choses fragiles à l’écran, des victimes, des ingénues orientales, des femmes-objets… Je suis très admirative de certaines périodes de leur vie, et d’autres moins car elles sont pleines de contradictions comme tous les artistes.

Nora Et tout autre chose que tu aurais envie de raconter sur l’aventure de ce livre qui est une bifurcation de ton chemin de dramaturge, metteure en scène, comédienne…

Sedef – Peut-être dire qu’effectivement j’aime beaucoup multiplier les aventures : lorsqu’on écrit un roman, on sait que c’est un objet terminé dont on est responsable de A à Z, de chacun des mots, chacune des virgules alors qu’avec les autres formes, pour que mon texte devienne un spectacle ou que mon scénario devienne un film, il faut une équipe qui vient et qui pose sa propre écriture par-dessus. Je suis toujours très émue de voir un groupe de gens s’affairer pour trouver de costumes, des décors, des lumières afin de faire vivre des personnages que j’ai créés dans mon bureau… Mais je suis aussi très émue lorsque je reçois des messages des lecteurs avec qui je suis en connexion directe car ils ont lu seul, un texte que j’ai écrit seule. Et en ce moment, c’est la joie car j’en reçois tous les jours… Deux expériences assez différentes.  Et aussi, dire que je suis honorée d’être dans la sélection du Prix Billetdoux de la SCAM avec des grands noms.

Nora : Merci Sedef, et bon vent pour tes nouvelles aventures.  

Paris, avril 2021

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