Chaque semaine, à Istanbul, depuis de nombreuses années, familles et proches de personnes victimes de l’appareil d’Etat manifestent pour connaître enfin la vérité sur les circonstances de leur mort.
Le Monde, le 8 mai 2024, par Nicolas Bourcier
Le rituel est immuable et d’une solennité impressionnante. Debout devant les barrières de police qui font face au lycée de Galatasaray, en plein milieu de la frénétique avenue piétonne Istiklal, les mères et les familles des personnes disparues en Turquie exposent, des œillets rouges à la main et dans un long silence accusateur, les photos de leurs proches dont elles sont sans nouvelles. Comme chaque samedi, qu’il vente, qu’il pleuve ou que la canicule s’abatte sur Istanbul, elles sont là, à midi pile, pour une demi-heure durant laquelle le souvenir d’un ou deux disparus est évoqué à haute voix.
Ainsi d’Hüsamettin Yaman, samedi 4 mai, un étudiant de 22 ans dont la famille est sans nouvelles depuis une garde à vue, le 5 mai 1992. De Nurettin Yedigöl, le 27 avril, vu pour la dernière fois par un témoin en 1981 au centre de torture de Gayrettepe. De Kadir Keremoglu, le 20 avril, un homme d’affaires de 75 ans enlevé dans la ville de Van dans une voiture Taurus blanche immatriculée 01 EA 600. Quinze jours plus tôt, ce fut un rappel à la mémoire du grand écrivain et critique obstiné du régime Sabahattin Ali, de la disparition duquel, en 1948, les circonstances soulèvent encore aujourd’hui de nombreuses interrogations.
La liste est longue. La pile des portraits presque écrasante. D’ici à deux semaines, le 25 mai, les mères et les familles manifesteront pour la millième fois. Mille rendez-vous hebdomadaires de lutte contre l’oubli et contre l’effacement des souffrances vécues, imposés par l’appareil d’Etat.
Lancés en 1995, les rassemblements des « mères du samedi », appelées ainsi en référence au mouvement des Mères de la place de Mai, à Buenos Aires, ont connu des interruptions, la répression et les arrestations. Après avoir fait face à des violences policières quasi systématiques, elles ont été contraintes d’arrêter une première fois leurs actions en 1999. Familles et proches de disparus ont repris leurs sit-in dix ans plus tard, avant qu’ils soient de nouveau interdits en 2018, le jour du 700e rassemblement, un procureur requérant même trois ans d’emprisonnement contre plusieurs participants pour « réunion illégale ».
Au terme d’interminables recours et appels, un tribunal a finalement autorisé, le 3 novembre 2023, les « mères du samedi » à se regrouper une fois par semaine, dans la limite de dix personnes par rassemblement. « Une véritable victoire pour nous », souffle d’une voix digne et entêtée Sevda Arcan, compagnonne de route de près de trente ans.
Années noires
Tout a commencé avec la famille Ocak. Hasan Ocak, le fils d’Emine et d’Erdogan Ocak, a été vu pour la dernière fois le 21 mars 1995, le jour de l’anniversaire de sa femme. Sa disparition a eu lieu à Istanbul, un peu plus d’une semaine après les émeutes de Gazi. Au cours de ces quatre jours de troubles, vingt-trois personnes furent tuées et plus de 1 400 blessées. Hasan Ocak aussi avait manifesté, et dénoncé aux autorités un agent provocateur infiltré dans les rangs des protestataires venus défiler contre les violences policières.
L’époque est celle des années noires et des affrontements sanglants entre les forces de sécurité et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Celle aussi d’une vision exclusivement sécuritaire de l’action de l’Etat, avec les abus de policiers et des groupes paramilitaires contre les personnes réputées de gauche ou prokurdes. Alors que le pays n’a connu que cinq cas de disparition de 1936 à 1980, puis quinze jusqu’en 1990, leur nombre explose les années suivantes, au point que certains observateurs n’hésitent pas alors à parler d’une « politique d’Etat ». Rien qu’en 1994, l’Association des droits de l’homme (IHD) recense 500 personnes disparues dans tout le pays.
Après deux semaines sans nouvelles, la famille Ocak décide, elle, de tenir une conférence de presse. Une jeune femme incarcérée, et libérée depuis, dit avoir vu Hasan en détention. Et puis rien. Au palais de justice, Emine Ocak et d’autres membres de sa famille écopent d’un mois de prison pour avoir manifesté lors de l’audience.
Une fois libérés, ils organisent avec quatre autres familles un sit-in devant le lycée de Galatasaray. L’endroit est proche du siège de l’IHD. L’avenue est, déjà, une des plus passantes au monde, avec près de deux millions de personnes par jour. « Nous voulions résolument faire parler de nous. Taksim avait déjà une forte charge symbolique avec les rassemblements syndicaux. Il nous fallait un lieu à nous. Et puis, c’est ici que le poète Tevfik Fikret s’est enchaîné à l’entrée de Galatasaray, au début du siècle, pour défendre la liberté d’expression », explique Maside Ocak, la sœur d’Hasan.
« Notre deuil n’a jamais été fait »
Elle avait 19 ans lors de sa disparition. « Notre deuil n’a jamais été fait, comme pour toutes les familles de disparus. La souffrance, elle, se transmet de génération en génération, et cela continuera tant que la justice n’aura pas fait son œuvre. »
La voix de Maside est douce et déterminée. Elle ne crie pas, n’a pas de mots méchants. A peine si son timbre incroyablement ferme trahit l’épouvante qu’elle et sa famille vivent depuis trente ans. « Au début, on voulait tous retrouver nos proches vivants. Mais nous avons vite compris que la plupart avaient été torturés et massacrés. Nous aurions aussi voulu avoir un lieu de sépulture, mais même cela n’est pas suffisant. Ce que nous exigeons est de connaître les circonstances du décès de nos proches. »
C’est sa mère, Emine, 88 ans, aujourd’hui en incapacité de venir manifester, qui avait coutume de répéter que, tant que les personnes sous terre ne sont pas en paix, celles du dessus ne le sont pas non plus. « Tous ces crimes ne s’arrêteront que quand la culture de l’impunité et de l’opacité tirera à sa fin, ajoute Sevda Arcan. Tant que les dossiers ne sont pas résolus, tous les pouvoirs et partis sont à ce jour complices. Les dirigeants actuels n’étaient pas ceux des années 1990, mais en refusant d’accepter l’Etat de droit et de diligenter les enquêtes, ils se montrent, comme leurs prédécesseurs, tout aussi responsables. »
Selon les sources, le nombre de disparus est estimé aux alentours de 1 500 personnes. Un chiffre qui a drastiquement arrêté de croître à partir de 1996. « Nous avons brisé le silence, souligne Maside Ocak. Aux autorités de faire la lumière. Il serait temps. »