L’EXPRESS, Charlotte Lalanne, le 13/05/2021
Pour satisfaire leurs opinions publiques tout en préservant leurs intérêts stratégiques avec Israël, les nouveaux pays partenaires de l’Etat hébreu sont condamnés à jouer les équilibristes.
Voilà donc le visage du « nouveau Moyen-Orient » : Jérusalem à feu et à sang, Gaza en ruines et le ciel de Tel Aviv constellé de roquettes. Au moins 90 morts entre le 10 et le 13 mai (83 à Gaza, 7 en Israël), soit la pire flambée de violences depuis 2014. L’histoire bégaie et la prophétie de septembre dernier paraît lointaine. « Il y aura une prise de conscience en Palestine que les nouveaux alliés d’Israël dans le monde arabe ne feront que renforcer leur cause » avançait le chef de la diplomatie émiratie, Anwar Gargash, le jour de la signature des accords d’Abraham de normalisation avec l’Etat hébreu. « Huit mois plus tard, l’argument fondateur de ce rapprochement – salué par les chancelleries occidentales comme un nouvel élan au processus de paix israélo-palestinien -, est battu en brèche, tranche Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) à Genève. Les Emirats n’exercent aujourd’hui pas la moindre pression sur leur nouveau partenaire. »
Abou Dhabi a pesé ses mots pour condamner l’assaut israélien du 7 mai sur la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam. Tout juste a-t-il appelé Israël à assumer sa « part de responsabilité dans la désescalade ». La formule, mesurée, traduit l’embarras palpable chez les trois autres pays signataires des accords d’Abraham : Bahreïn, le Soudan et le Maroc. Ce dernier a témoigné de sa « profonde inquiétude ». Pour ces pays, l’équation est insoluble. Ne rien dire risquerait d’éveiller la colère de leurs opinions publiques, plutôt pro palestiniennes. En dire trop, c’est hypothéquer le nouveau partenariat avec Israël.
Double visage
A cet exercice d’équilibriste, les Emirats excellent. Bien avant l’officialisation de ses relations avec Israël, le pays jouait déjà sur les deux tableaux. « Le royaume, en réalité, n’a jamais eu l’intention de peser sur Tel Aviv dans le dossier israélo-palestinien. Pour une raison simple : il considère le Hamas, les Frères Musulmans et l’islam politique comme une menace commune », analyse Andreas Krieg, maître de conférences au King’s College de Londres. Derrière la compassion officielle envers la Palestine, Abou Dhabi s’accommode d’un tout autre discours, incarné par des influenceurs très actifs sur les réseaux sociaux. « Que Dieu protège l’esplanade du Temple du sabotage terroriste », écrit par exemple un internaute. « La véritable position de la monarchie est exprimée sur Twitter par des comptes qui, sous couvert d’indépendance, sont le canal d’information direct du gouvernement, poursuit Andreas Krieg. Dans un pays où la société civile est muselée, quiconque prend la parole publiquement a la bénédiction de l’Etat. »
Ce double visage peine toutefois à cacher une réalité de plus en plus tangible : la cause palestinienne, dernier avatar d’un mythe panarabe en déshérence, n’est plus une priorité ni pour les Emirats ni pour les autres pays de la région, préoccupés par leurs propres intérêts stratégiques. En témoigne l’incapacité de la Ligue arabe, qui défendait autrefois corps et âme la création d’un Etat palestinien, à exprimer une position ferme face à Israël ces derniers jours. L’effondrement de l’Irak et de la Syrie, piliers historiques de cette organisation régionale, a laissé un vide comblé par les monarchies du Golfe. Or, ces dernières sont obsédées par un tout autre impératif : contenir l’Iran, également ennemi numéro un… d’Israël. Face au désengagement américain, l’Etat hébreu fait désormais figure d’allié plus fiable que les Etats-Unis contre Téhéran. La coopération économique avec Israël offre, de surcroît, bien d’autres raisons aux Emirats et au Maroc, de choisir leur camp.
En à peine huit mois, Tel Aviv et Abou Dhabi ont signé une série de contrats militaires et commerciaux, à l’instar de ce deal à 800 millions de dollars pour exporter du pétrole émirati via un pipeline israélien. Rabat et les autres signataires des accords d’Abraham comptent eux aussi sur de juteux contrats avec leur nouveau partenaire et n’ont aucun intérêt à y renoncer pour voler au secours des Palestiniens.
Du reste, l’expérience récente de l’Egypte, premier pays arabe ayant reconnu l’Etat hébreu en 1978, et médiateur historique entre Israéliens et Palestiniens, n’invite guère à suivre cette voie. Le ministre des Affaires étrangères a concédé, mardi, son impuissance. « Nous avons tenté de discuter avec Israël, en vain » a déploré Sameh Choukri lors d’une réunion d’urgence de la Ligue arabe. Le Caire, capable de parler aux deux parties, mais aussi le Qatar et la Turquie, en position similaire, feront sûrement d’autres tentatives. Mais le front arabe est aujourd’hui si atomisé que leur projet semble voué à l’échec. « Netanyahou a gagné son pari » conclut Hasni Abidi. Sur le même sujet
Complice de ce blocage total, le Premier ministre israélien, sur la sellette, voit en cette nouvelle escalade son ultime occasion de s’afficher en chef de guerre. Face à lui, un Mahmoud Abbas non moins cynique. A la tête de l’Autorité palestinienne depuis quinze ans au prix d’élections sans cesse reportées, il a tout intérêt, lui aussi, à maintenir le statu quo. Les dinosaures veillent. Le « nouveau Moyen-Orient » attendra.