Yaşar Kemal, grand écrivain turc, figure politique majeure, emblème de la Turquie rurale du sud-est anatolien est mort le 28 février 2015. En cette date anniversaire nous publions ici la nécrologique que lui avait consacrée Marie Jégo dans les pages duMonde
Mis à jour le 19 août 2019,
Voix des paysans et des laissés-pour-compte, le plus populaire des écrivains de langue turque est décédé, le 28 février 2015, à l’âge de 92 ans.
Les Turcs pleurent leur romancier préféré, le chantre de l’Anatolie profonde qui, de sa plume alerte et colorée, sut si bien décrire la nature et les mœurs austères des villageois, ces grands oubliés du tournant modernisateur voulu par Mustafa Kemal Atatürk dans les années 1920.
Né en même temps que la République turque
Auteur de trente-cinq romans, Yasar Kemal dressa comme personne le tableau de la Turquie rurale, prise en tenaille entre la tradition et la dynamique de transformation de la société. C’est à travers son œuvre que l’intelligentsia occidentalisée allait découvrir l’autre Turquie, conservatrice et religieuse, que l’exode rural allait bientôt précipiter vers les villes.
Yasar Kemal, de son vrai nom Kemal Sadık Gökçeli, est né en même temps que la République turque, en 1923, à Osmaniye, dans une famille de paysans kurdes qui avait fui, quelques années plus tôt, la région du lac de Van pour s’établir plus au Sud, dans les environs d’Adana. L’endroit, peuplé de riches propriétaires terriens et de paysans pauvres, est dominé par la chaîne des monts Taurus, qui servira de toile de fond à ses romans.
Lorsque Kemal voit le jour, son père Sadi Kemal a 50 ans, sa mère, Nigar, 17 ans. A 5 ans, l’enfant perd l’œil droit. Ensuite, son père est assassiné devant lui, à la mosquée. Des années plus tard, lorsque sa mère lui demande de tuer l’assassin de son père, comme le veut la coutume. L’adolescent refuse.
Premières nouvelles à 20 ans
Amoureux de la vie, il compose des poèmes et n’a pas son pareil pour gratter le saz (instrument à cordes traditionnel) et imiter les bardes. La tradition orale influencera toute son œuvre par la suite.
A 9 ans, le jeune Kemal entre à l’école primaire, pour deux ans seulement, car il doit subvenir aux besoins de sa mère. Il sera ramasseur de coton, gardien de nuit, employé du gaz, maçon, conducteur de tracteur, employé de bibliothèque à Adana. Cet emploi est celui qu’il préfère. Il dévore alors avec passion les auteurs de la littérature mondiale, dont Cervantes, Stendhal, Garcia Marquez. Il a 20 ans quand ses premières nouvelles sont publiées.
Accusé, à la fin des années 1940, d’avoir cherché à créer un syndicat de tractoristes, il est arrêté, ses écrits sont confisqués. Lorsqu’il demande à les récupérer, le chef de la police de Kadirli (région d’Adana) lui explique qu’ils ont servi de combustible pour le poêle du commissariat.
La notoriété avec « Mehmet »
Accusé de « propagande communiste », il est acquitté après plusieurs mois passés en prison. Bientôt, il s’achète une machine à écrire et vivote en offrant ses services comme écrivain public. En 1951, la chance lui sourit, il est engagé par le quotidien Cumhuriyet. Ses reportages sont vite remarqués, entre autres, une série d’articles qu’il rédige sur les enfants des rues. C’est à ce moment-là qu’il prend le pseudonyme Yasar Kemal. En 1952, il épouse Thilda Serrero, une intellectuelle polyglotte qui traduira ses romans et sera emprisonnée à plusieurs reprises elle aussi.
“Si tu t’acharnes à ce point sur n’importe qui, un chat, un chien, un oiseau qui vole, il aura peur une première fois, une deuxième fois. La troisième, poussé à bout, il deviendra féroce comme un léopard et te mettra en pièces. Il ne faut pas tant s’acharner sur les hommes”, écrivait le romancier dans Memed le Mince.
Le Point, 2 Mars 2015
La notoriété vient en 1955, avec la publication de Mehmet le Mince. Mehmet, héros épique, est une sorte de Robin des bois, un bandit plein de panache qui défend les simples paysans des pratiques féodales de l’agha (riche propriétaire terrien). Sous les traits de Mehmet, décliné au long d’une vaste saga publiée de 1955 à 1987, se cache l’oncle maternel de l’auteur, Mayro, un rebelle haut en couleur, tué dans un accrochage avec la police à l’âge de 25 ans.
En 2003, durant un séminaire consacré à son œuvre à l’université Bilkent d’Istanbul, le romancier racontera dans quelles conditions il avait rédigé Mehmet le Mince : « Cet hiver-là fut des plus glacial à Istanbul. Je n’avais pas un sou pour m’acheter du bois de chauffage. Enroulé dans une vieille couverture, je tapais sur ma vieille machine à écrire, à laquelle manquaient pas mal de lettres. »
Militant de gauche
Ecrivain engagé, militant de gauche, l’homme a passé une bonne partie de sa vie dans les couloirs des tribunaux pour sa défense ou celle de ses amis. Infatigable porte-parole des laissés-pour-compte, il est condamné à de courts séjours derrière les barreaux en 1966, puis en 1971. A la fin des années 1970, las des persécutions, il s’installe en Suède, avec Thilda, pour deux ans.
En 1996, il se retrouve à nouveau sur le banc des accusés. La Cour de sûreté de l’Etat le condamne à un an et huit mois de prison pour avoir dénoncé le sort des Kurdes dans un article intitulé « Le ciel noir de la Turquie ». Grâce à la mobilisation internationale, il ne les fera pas, sa peine sera commuée.
« La guerre détruit la Turquie. Je ne suis pas un héros mais j’ai le devoir de me faire entendre ». Yaşar Kemal, en 2007 au sujet des combats entre rebelles kurdes et armée.
Le Figaro, 1 Mars 2015, Olivier Delcroix et AFP agence
Lauréat de nombreux prix, Yasar Kemal avait été pressenti à plusieurs reprises pour le Nobel de littérature, lequel sera finalement attribué en 2006 à l’écrivain stambouliote Orhan Pamuk, représentant de la Turquie « en col blanc ». Personnage réservé, presque secret, le romancier avait coutume de dire : « Je n’écris pas sur des problèmes, je n’écris pas pour un public, je n’écris pas pour moi-même, j’écris, c’est tout. »
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