Dans le cadre du centenaire de la République de Turquie, le petitjournal.com d’Istanbul est allé à la rencontre de Samim Akgönül, professeur des universités et directeur du Département d’Études turques à l’université de Strasbourg, afin d’en savoir un peu plus sur la nature de cette République, ses fondements, ses évolutions…
Le 1er Novembre 2023, écrit par Pauline Sorain, Le Petit Journal.
Lepetitjournal.com d’Istanbul : Pouvez-vous nous résumer, dans les grandes lignes, les évolutions fondamentales qui ont façonné la République fondée par Mustafa Kemal Atatürk ?
Samim Akgönül : Je pense qu’il y a trois grandes périodes très différentes dans leur nature. Une première période s’étend des années 1920 aux années 1960, que l’on peut qualifier de « chantier », où l’on est en pleine construction, tant sur le plan étatique et institutionnel d’une part, que sur le plan national de l’autre. C’est un véritable chantier où, sur des bases ottomanes, tantôt les reniant, tantôt les réinventant, la Turquie s’est construite. Une deuxième période est celle des tensions, des années 1960 aux années 1990, que l’on peut appeler le « chaudron ». La société turque y est bouillante, et les questions de classes sociales, de religion, d’ethnie, de ruralité et d’urbanité la traversent. C’est une véritable Kulturkampf aux multiples facettes. Et enfin, des années 1990 à nos jours, nous sommes dans une période de « chamboule » (presque) totale, où les classes dominantes (anciennement rurales, conservatrices…) prennent pas à pas le pouvoir et changent l’ADN de l’État et de la société. En 2023, au centième anniversaire de la République, célébrée de manière insipide pour diverses raisons, nous sommes peut-être à la veille d’une quatrième période, soit celle d’un conflit, où ça va « chauffer », soit celle, enfin, d’une concorde entre les différents segments opposés de la société, où ça va « chanter ».
Concernant la laïcité : pouvez-vous nous éclairer sur l’évolution de ce concept ? Est-ce un principe changeant au fil des évolutions ou un élément structurant ?
La laiklik à la turque est un concept dont l’application s’étend sur trois contextes différents : politique, juridique et sociétal. Politiquement, dans le premier sens, la Turquie n’a jamais été laïque car l’État et la religion n’ont jamais été séparés et le sont de moins en moins. Dans son deuxième sens, c’est à dire idéologique, on peut dire que la Turquie n’est plus laïque non plus, car l’islam politique a conquis le pouvoir peu à peu depuis les années 1970, mais surtout depuis 1990.
Juridiquement parlant, la Turquie est toujours laïque, car le législateur, même dominé par l’islam politique, vote toujours des lois séculières et annonce toujours des décrets séculiers. Malgré plusieurs tentatives, l’adultère n’est toujours pas inscrit dans le code pénal, l’usure n’est toujours pas interdite, l’homosexualité n’est toujours pas un crime, l’avortement est toujours légalement autorisé, etc. Il est vrai qu’en 2017, les ministres des cultes sunnites ont obtenu le droit de célébrer le mariage civil, mais 20 ans après la domination du législatif par l’islam politique, juridiquement, le pays est toujours laïque.
Au niveau de la société, les choses sont un peu plus compliquées. Il s’agit d’une société très fragmentée. Si, comme tous les sondages le montrent, environ 20% de la société est très séculière et mène une vie plus occidentale que celle de l’Occident, un autre 20% à l’autre extrémité est au contraire très religieuse et réclame la visibilité religieuse partout. Ces deux extrémités ne se supportent pas et se voient comme un danger. Au milieu, la majorité des Turcs sont balancés entre ces deux tendances. Tant que les laïcs étaient au pouvoir politique, économique, culturel, la tendance générale était à la sécularisation. Maintenant que depuis plus de 20 ans ce sont les religieux qui ont le pouvoir, c’est le contraire, la société se dé-sécularise dans son ensemble tout en poussant la frange laïque à être de plus en plus tranchée dans ses symboles et comportements.
Concernant le nationalisme turc : est-il une référence au passé impérial comme il en a été question ces dernières années ? Qu’a-t-il représenté ? Quelle réalité englobe-t-il aujourd’hui ?
Le nationalisme est une constante de la politique turque, mais il a plusieurs versants rivaux. Il existe une dimension ethnique de ce nationalisme, mettant l’accent sur les origines centrasiatiques, néo-tengristes, touranistes, etc. Cette tendance est affaiblie (mais pas disparue) depuis que le principal parti nationaliste, le MHP, a opté pour la synthèse turco-islamique, davantage axée sur la civilisation islamo-turque que sur la race.
Un deuxième versant est bien plus séculier, disons kémaliste et anatolien, qui défend la turcité de la Turquie et refuse l’islamité, du moins dans ses comportements, le considérant comme une dégénérescence arabe. Ce nationalisme chante la « Marche du 10e anniversaire » ou « La marche d’Izmir » pendant les noces !
Et enfin, il y a un troisième nationalisme plus récent. Longtemps, l’historiographie turque a défendu l’idée d’une « page blanche » et a refusé l’héritage ottoman. Depuis les années 1950 (la conquête de Constantinople a été célébrée pour la première fois en 1953), mais surtout depuis les années 1990 avec l’islam politique, nous assistons non seulement à une réhabilitation du passé ottoman, mais aussi à une turquisation et islamisation excessive de cet héritage, niant l’aspect multiethnique et multireligieux de la société ottomane. Comme l’AKP au pouvoir est au centre de ce « néo-ottomanisme », avec une simplification et une dimension kitsch qui l’accompagnent, le « nouveau » nationalisme intègre paradoxalement le passé ottoman.
Le nouveau siècle annoncé par Erdoğan est-il annonciateur d’une rupture ? Y-a-t-il des évolutions institutionnelles prévisibles ?
Je ne sais pas, mes prophéties sont souvent erronées. En tout cas, ce que je vois, c’est qu’au nom de ne pas marquer l’importance de la fondation, le pouvoir en place préfère ne pas insuffler un enthousiasme pour le 100e anniversaire. Ainsi, la célébration devient l’apanage de la frange laïque et turque, creusant davantage les clivages traditionnels entre séculiers et religieux, Turcs et Kurdes, sunnites et alévis, ou Istanbul/Izmir et les provinces. Ce qui est de mauvais augure pour les décennies à venir.