Les Turcs célèbrent, dimanche, le centième anniversaire de leur République, née sous l’impulsion de Moustafa Kemal « Atatürk » le 29 octobre 1923 sur les décombres de l’Empire ottoman. À la tête du pays depuis 2003 comme Premier ministre puis comme président, son successeur, Recep Tayyip Erdogan, veut maintenant imposer l’idée d’un « siècle de la Turquie » ainsi qu’une nouvelle constitution semblant aller aux antipodes des idées du père fondateur.
Cent ans après la fondation de la République turque, le président, Recep Tayyip Erdogan, semble persister dans sa volonté d’aller à contrecourant de la vision autrefois prônée par son illustre prédécesseur : Moustafa Kemal Atatürk – le père fondateur de la Turquie moderne.
À la tête de la Turquie depuis 2003 – onze ans comme Premier ministre et neuf ans comme président – le « reïs » a été réélu le 28 mai dernier pour un troisième mandat présidentiel, soit cinq années supplémentaires. Il cumule déjà une longévité inégalée à la tête de l’État turc, bien supérieure à celle d’Atatürk. Ce dernier a été président pendant quinze ans (de 1923 à 1938), et le premier de l’histoire de la république turque.
En 1923, celui dont le patronyme signifie « Père des Turcs » a projeté son pays, bâti sur les ruines de l’Empire ottoman – l’un des grands perdants de la Première Guerre mondiale –, dans le XXe siècle et la modernité. Il lui a imposé la laïcité, l’autonomisation des femmes, le droit de vote et à l’éducation et même une nouvelle langue, en 1928, avec la grande réforme instituant le passage de l’alphabet arabe à l’alphabet latin pour l’écriture turque.
Mais plus que célébrer ces acquis, Recep Tayyip Erdogan est accusé par ses détracteurs de vanter une « nouvelle Turquie », plus conservatrice et plus religieuse. « Depuis sa fondation, l’AKP s’efforce de construire une identité et des récits alternatifs à la République », relève Seren Selvin Korkmaz, directrice de l’Institut de recherches politiques d’Istanbul, à l’AFP. « La polarisation de la Turquie s’est même étendue aux célébrations du centenaire : l’AKP parle du ‘Siècle de la Turquie’, d’autres du ‘Deuxième Siècle' » de la République », insiste-t-elle.
Le chef de l’État turc prépare ainsi une nouvelle constitution qui garantirait aux femmes le droit de porter le voile en toutes circonstances, érigerait « la famille (en) fondement de la société » et stipulerait que le mariage ne peut être souscrit « qu’entre un homme et une femme ».
La conversion en mosquée, en juillet 2020, de l’ancienne basilique byzantine Sainte-Sophie – que Moustafa Kemal Atatürk avait sanctuarisée en musée en 1934, pour « l’offrir à l’humanité » –, ou l’érosion des droits des femmes sont autant de coups de canif dans la République du père fondateur.
L’autoritarisme d’Atatürk revisité par Erdogan
« Alors que nous aurions dû embrasser une attitude plus démocratique à l’occasion du centenaire de la République, nous sommes confrontés au Parlement le plus réactionnaire de notre histoire. Ceux qui ne montrent même pas le visage de leurs candidates et les représentent comme des ombres sur leurs affiches électorales siègent au Parlement ! », s’insurge Fidan Ataselim, de la plateforme féministe We Will Stop Feminicides.
L’alliance de l’AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur) du président turc avec les deux partis islamistes réactionnaires Yeniden Refah et à Hüda-Par leur a permis de décrocher des sièges de députés aux dernières élections.
« Au lieu de souligner les acquis de la République, les célébrations du 29 octobre se concentrent sur le message qu’Erdogan ‘a fait plus en vingt ans que (d’autres) en cent' », constate Barcin Yinanc, analyste politique et éditorialiste, interrogé par l’AFP.
De son côté, l’historien français Jean-François Colosimo tempère, rappelant que l’autoritarisme reproché au président était déjà « un mode d’action politique instauré par Atatürk et qu’Erdogan va reproduire ». « En quelques jours, mois ou années, cette population principalement musulmane va être turquisée, mais aussi modernisée, occidentalisée à marche forcée », affirme-t-il, avec le passage à l’alphabet latin ou l’interdiction du fez (la coiffe ottomane) et autres vêtements traditionnels.
Mais pour Berk Esen, politologue et assistant professeur à l’université Sabanci d’Istanbul, « Erdogan pousse pour une Seconde République, plus conservatrice, plus islamique, qui prend ses distances avec l’Occident ». « Il essaie d’imprimer sa marque dans tous les champs politiques importants et sur tous les projets. Mais qu’il s’agisse de célébrer l’Indépendance du pays ou d’honorer l’armée » dont le président est commandant en chef, « Mustafa Kemal est partout », note l’universitaire. « Il n’a pas totalement réussi à l’effacer, mais c’est probablement ce qu’il va tenter de faire après 2023 », parie-t-il auprès de l’AFP.
Culte de la mémoire
En attendant, Atatürk continue de faire l’objet d’un véritable culte de la mémoire en Turquie. Depuis sa mort d’une cirrhose du foie en 1938, à l’âge de 57 ans, les Turcs s’associent pour lui rendre hommage chaque 10 novembre à 9 h 05 – au jour et à l’heure exacte de son décès. Les sirènes résonnent dans tout le pays, la vie quotidienne s’arrête l’espace de deux minutes, que ce soit dans la rue ou même au milieu de la route. Un hommage lui est aussi rendu dans son mausolée situé à Ankara (« Anitkabir ») construit en 1953.
Ce lieu est, depuis, devenu symbolique, touristique mais aussi protocolaire. La coutume veut que chaque dirigeant étranger en visite officielle s’y rende. Le mausolée accueille également les dirigeants turcs lors d’événements et cérémonie officiels.
Ce fut par exemple le cas dimanche matin, lorsque le président Erdogan a assisté à une cérémonie commémorant le centenaire de la République, comme l’a indiqué la présidence sur « X » (anciennement Twitter).
« Pas d’émotion ni d’ambiance de fête »
Mais pour de nombreux observateurs, Recep Tayyip Erdogan se serait même volontiers passé des célébrations liées au centenaire de la République auxquelles ils reprochent, par avance, le manque d’éclat.
Le programme n’a été que tardivement publié, une semaine avant le Jour J. Il prévoit des feux d’artifices, une parade navale sur le Bosphore, des démonstrations de drones dans les cieux d’Istanbul, et des illuminations des lieux emblématiques du pays : de la mosquée Sainte-Sophie au site antique grec d’Ephèse et aux concrétions de Cappadoce.
Mais « il n’y a pas d’émotion ni d’ambiance de fête. C’est comme si on éludait », regrette l’historien Ekrem Isin. « Les gens sont mécontents, rien n’a été fait pour créer une atmosphère de fête. (Le gouvernement) n’a même pas lancé d’invitations aux dirigeants étrangers » s’insurge Soli Özel, professeur de Relations Internationales à l’université Kadir Has d’Istanbul. « Et ça n’a rien à voir avec la guerre », assure-t-il, alors que la Turquie affiche son soutien aux populations palestiniennes sous les bombes à Gaza.
Samedi, à la veille de la fête nationale, le président a rallié un grand meeting « de soutien à la Palestine », organisé par son parti l’AKP à Istanbul – sur l’aéroport Atatürk désaffecté. Des images relayées sur X le montraient, cerné d’une écharpe aux couleurs des drapeaux turc et palestinien, devant des centaines de milliers de personnes.
Et des mairies AKP, comme celle de Gaziantep (dans le sud de la Turquie), ont érigé cette semaine un grand drapeau palestinien à quelques jours des célébrations. Le média turc A Haber a même relayé, la semaine dernière, sur X, une photo d’un drapeau palestinien accroché sur le château historique de Gaziantep.