Plus de soixante millions de Turcs sont appelés aux urnes dimanche pour l’élection présidentielle, qui mettra le sortant, Recept Tayyip Erdogan, aux prises avec Kemal Kiliçdaroglu, et pour renouveler un Parlement aux pouvoirs amoindris. Par Jean-Philippe Lefief et Pierre Bouvier dans Le Monde du 14 mai 2023.
Les élections présidentielle et législatives en Turquie auront lieu, dimanche 14 mai, dans un pays en crise économique et politique, marqué par le tremblement de terre qui a frappé les régions frontalières du sud et du sud-est du pays au mois de février. La campagne électorale s’est révélée, pour le président, Recep Tayyip Erdogan, la plus difficile à mener depuis son accession au pouvoir en 2003, face à une large alliance d’opposition représentée par Kemal Kiliçdaroglu.
Une troisième candidature d’Erdogan controversée
Le président, chef du gouvernement, est élu au scrutin majoritaire à deux tours pour un mandat de cinq ans. Il est secondé par un vice-président. Si aucun candidat ne dépasse 50 % au premier tour, le deuxième aura lieu le 28 mai.
Remaniée par Recep Tayyip Erdogan en 2017, la Constitution limite l’exercice de la fonction à deux mandats. Le chef de l’Etat et ses soutiens ont justifié sa candidature à un troisième (après une première élection en 2014 et une deuxième en 2018) par la modification de la Loi fondamentale – qui aurait remis les compteurs à zéro – puis par le déclenchement anticipé des élections, initialement prévues en juin.
La Constitution prévoit cette dérogation au plafond de deux mandats uniquement si le changement de date du scrutin est validé par les deux tiers du Parlement, ce qui n’a pas été le cas : M. Erdogan a utilisé ses prérogatives issues du passage au présidentialisme pour le décréter. Sa candidature a été validée par le Haut Conseil électoral.
Dimanche, le scrutin s’ouvre à 8 heures et se termine à 17 heures, heure locale (7 heures et 16 heures à Paris). Les médias pourront publier les informations et les communiqués qui seront diffusés par la commission électorale une heure après la fermeture des bureaux de vote.
L’objectif d’Erdogan : rester au pouvoir
Recep Tayyip Erdogan se présente sous les couleurs de l’Alliance populaire, qui regroupe l’AKP (Parti de la justice et du développement, conservateur) et le MHP (Parti d’action nationaliste, ultranationaliste). Après avoir été premier ministre de 2003 à 2014, il a été élu président de la République et réélu en 2018.
S’il peut compter sur quelque 30 % d’irréductibles, il multiplie les promesses de campagne ciblant les femmes et les jeunes – hausses des retraites, constructions de logements, factures d’énergie allégées – et les invectives, accusant ses rivaux de collusion avec les « terroristes » du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, vilipende leurs liens avec l’Occident et ses « complots », et les présente comme des « pro-LGBT » – une obsession – qui veulent « détruire la famille ».
Il bénéficie également du soutien de mouvements plus modestes, tels que le Parti de la prospérité (RP), le Parti de la cause libre (Hüda Par), le Parti de la grande union (BBP) ou le Parti démocratique de gauche (DSP), qui se sont associés à la coalition pour les législatives. Le chef de l’Etat sortant était crédité jeudi de 43,7 % des intentions de vote par l’institut Konda. Une estimation à prendre avec précaution, faute de méthode de comptabilité harmonisée et à cause, souvent, de proximité avec des formations politiques.
La « Table des Six » pour en finir avec l’ère Erdogan
Erdogan a face à lui deux concurrents, mais un seul véritable adversaire : Kemal Kiliçdaroglu. A 74 ans, cet économiste de formation, est le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) fondé par le père de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk. Il a regroupé autour de lui une coalition plurielle de six partis : la « Table des Six ».
Pour lancer sa candidature, M. Kiliçdaroglu a rapidement déminé ce qui pouvait apparaître comme un obstacle à sa campagne, dans une Turquie majoritairement sunnite : son appartenance à l’alévisme, branche hétérodoxe de l’islam, qu’il a évoquée dans une de ses vidéos, devenue virale sur les réseaux sociaux.
Sinan Ogan (55 ans) est le second candidat d’opposition sous les couleurs de l’alliance ATA, qui réunit quatre mouvements nationalistes. Il obtient 4,8 % des intentions de vote. Muharrem Ince (59 ans), chef de file du Parti de la nation (nationaliste), qui était crédité de 2 % à 4 % des intentions de vote, a finalement retiré sa candidature à trois jours du scrutin, ce qui pourrait favoriser Kemal Kiliçdaroglu.
Un programme d’opposition pour revenir à un système parlementaire
L’opposition promet l’abandon du régime présidentiel introduit en 2018 et le retour à une séparation stricte des pouvoirs. Elle veut revenir à un système parlementaire dans lequel les pouvoirs de l’exécutif seront confiés à un premier ministre élu par le Parlement. Le président sera élu pour un mandat unique de sept ans. Elle promet une « justice indépendante et impartiale » et la libération de nombreux prisonniers. La coalition, qui compte en son sein Le Bon Parti, influente formation nationaliste, n’a toutefois fait aucune proposition concrète pour résoudre la question kurde.
Kemal Kiliçdaroglu veut inscrire le droit de porter le voile dans la loi, afin de rassurer les électrices qui redoutent que son parti, historiquement hostile au foulard, ne revienne sur certains acquis obtenus sous Erdogan. Dans un pays où l’inflation explose et où les signes d’appauvrissement de la population se multiplient, l’opposition assure qu’elle ramènera la hausse des prix « à un chiffre d’ici deux ans » et « rendra sa crédibilité à la livre turque ».
Consciente qu’Ankara a irrité ses alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en nouant en 2016 une relation privilégiée avec Moscou, « l’Alliance nationale promet de réaffirmer la vocation occidentale de la Turquie », a expliqué Ilke Toygür, professeure de géopolitique européenne à l’université Carlos III de Madrid, à l’Agence France-Presse. Mais l’opposition dit vouloir poursuivre un « dialogue équilibré » avec la Russie, afin de contribuer notamment à mettre fin au conflit en Ukraine. La priorité restera de renouer avec la Syrie de Bachar Al-Assad pour assurer le retour des 3,7 millions de réfugiés syriens vivant en Turquie, une promesse qui inquiète les défenseurs des droits humains.
Un renouvellement du Parlement attendu
Les électeurs doivent renouveler les 600 sièges de la Grande Assemblée nationale turque. Le Parlement (monocaméral) a vu ses pouvoirs limités par la réforme constitutionnelle adoptée en 2017, qui a doté la Turquie d’un régime présidentiel et autorise le chef de l’Etat à gouverner par décret. Une majorité d’opposition resterait un foyer de résistance idéologique si Erdogan demeure au pouvoir ; à l’inverse, une victoire de l’AKP et de ses alliés à la Grande Assemblée bloquerait les projets constitutionnels d’une coalition d’opposition élue à la présidence. Les députés sont élus pour cinq ans au scrutin proportionnel plurinominal à listes bloquées.
Par Jean-Philippe Lefief et Pierre Bouvier dans Le Monde du 14 mai 2023.