« Une des pistes évoquées lors d’une réunion gouvernementale lundi consiste à importer du courant électrique turc via la Syrie » rapporte Philippe Hage Boutros dans L’Orient Le Jour.
Pour beaucoup de Libanais, la coopération entre le Liban et la Turquie dans le domaine de l’électricité est incarnée par la location, entre 2013 et 2021, de deux navires-centrales fonctionnant au fuel qui ont coûté plus de 1,5 milliard de dollars sur cette période pour moins de 400 mégawatts déployés. Ce total n’inclut pas le déploiement exceptionnel d’une troisième barge au cours de l’été 2018, en marge de la dernière prolongation du contrat de l’opérateur turc Karadeniz, aujourd’hui échu.
Une page que le gouvernement semble vouloir tourner, à en croire le compte rendu publié lundi soir de deux réunions organisées le même jour au Grand Sérail au cours desquelles ont été examinés les différents dossiers de coopération potentielle avec respectivement la Turquie, où le Premier ministre prévoit de se rendre en février, et l’Irak, avec qui le Liban a déjà noué un accord pour importer du carburant pendant un an à des conditions spécifiques.
Manifestation d’intérêts
Présent, le ministre des Affaires étrangères Abdallah Bou Habib a précisé que les discussions sur place porteraient sur plusieurs domaines, dont les échanges commerciaux, le tourisme, l’agriculture ou l’éducation. S’ajoutent deux volets exclusivement énergétiques consistant à convaincre les investisseurs turcs de financer des projets dans le domaine des hydrocarbures et de l’énergie photovoltaïque. La Turquie avait, elle, manifesté en novembre dernier son intérêt à explorer les éventuelle pistes de coopération avec le Liban à travers la voix du chef de la diplomatie turque Mevlut Cavusoglu lors d’une visite officielle à Beyrouth.
« Les deux pays sont encore au stade de la manifestation d’intérêts. Rien n’est acquis, mais beaucoup de dossiers peuvent être explorés. Toutefois, la Turquie est un partenaire potentiellement intéressant, surtout dans le domaine des énergies renouvelables », a résumé pour L’Orient-Le Jour Pierre Khoury, le patron du Lebanese Center for Energy Conservation (LCEC, rattaché au ministère de l’Énergie et de l’Eau). « La Turquie a aussi un intérêt stratégique à multiplier les partenariats avec le Liban. Mais cela ne se fera que si le pays atteint une certaine stabilité sur le plan économique via un accord avec le Fonds monétaire international qu’il a recommencé à démarcher fin 2021 et qu’il garantisse que les différents projets mis en œuvre, si tout se passe bien, seront exécutés en toute transparence », indique de son côté Marc Ayoub, chercheur en politique énergétique à l’Institut Issam Farès. Autre point sensible : le fait que toute collaboration stratégique poussée entre le Liban et la Turquie devra tenir compte des sensibilités des autres partenaires régionaux du Liban, dans une zone du monde réputée pour son instabilité et alimentée par des tensions fréquentes.
Au-delà de ces points de vigilance, la Turquie est loin d’être le dernier de la classe en matière d’énergie, y compris renouvelable. Selon un rapport de l’Agence internationale de l’énergie publié en mars dernier, le pays est l’un de ceux qui ont le plus investi dans le développement des énergies renouvelables cette dernière décennie. Il a déjà dépassé ses objectifs fixés pour 2023, avec près de 39 % de sa production assurée par des énergies hydraulique, solaire, éolienne ou encore géothermique. Le fait que la Turquie soit capable d’exporter de l’électricité à plusieurs pays et que les importantes réserves d’hydrocarbures situées dans ses eaux territoriales pourraient lui permettre à long terme de limiter sa dépendance au gaz russe en fait effectivement un partenaire très intéressant pour un Liban qui peine à assurer du courant à plein temps à ses résidents, même en incluant les onéreux générateurs privés. Selon un expert en énergie, la Turquie importe l’essentiel des composants de ces installations, notamment d’Allemagne, d’Italie ou du Danemark, mais compte aussi quelques acteurs locaux.
Jusqu’à 300 millions de dollars d’investissements
Entrant plus dans les détails, le point presse qui a suivi les réunions de lundi du ministre de l’Énergie et de l’Eau Walid Fayad a mis en avant les différentes pistes envisagées par Beyrouth pour tirer parti d’un partenariat avec le voisin turc en matière d’énergies conventionnelle (notamment au gaz naturel) et renouvelable (toutes catégories confondues). Un premier axe consisterait à importer du courant de Turquie via la Syrie sur le modèle de l’accord en préparation avec la Jordanie. Cela suppose, d’une part, que l’administration américaine accepte d’aménager ses sanctions visant le régime syrien et ceux qui font affaire avec lui, comme elle prévoit de le faire pour le partenariat avec la Jordanie ou celui à travers lequel le Liban souhaite importer du gaz égyptien pour ces centrales, deux chantiers lancés dans le sillage d’une initiative américaine dévoilée en août dernier et dont les contrats pourraient être signés cette semaine. « Au-delà de l’aménagement des sanctions et des travaux sur le réseau en Syrie, cela supposera aussi que le Liban construise un ou plusieurs nouveaux relais haute tension pour augmenter les puissances de ceux existants entre le Liban et la Syrie, dont les capacités cumulées sont inférieures à 300 MW », commente Marc Ayoub. D’autre part, le gouvernement espère surtout attirer des investissements turcs dans le domaine des énergies renouvelables, principalement solaire. « Nous sommes favorables à cette coopération, surtout s’ils sont prêts à investir au Liban sans garanties internationales », a ajouté Walid Fayad lors de son point presse, précisant que le gouvernement pouvait néanmoins fournir des garanties en son nom. Il a enfin considéré que ces investissements pourraient financer la construction de centrales photovoltaïques pour un montant situé entre « 50 et 300 millions de dollars ». Pierre Khoury précise que cette enveloppe englobe les budgets de plusieurs appels d’offres pour des projets centrés sur l’énergie photovoltaïque préparés par le ministère. Outre la nécessité de fournir un cadre propice, le Liban devra également résoudre le problème de la tarification d’Électricité du Liban (EDL), qui est figée depuis les années 1990 pour des motifs de clientélisme politique (l’électricité produite via ces projets devant être revendue à EDL, comme le prévoit la loi).
Enfin, les investissements dans les hydrocarbures évoqués par Abdallah Bou Habib semblent englober une catégorie très vaste qui va du round d’attribution des licences pour l’exploration et l’exploitation des blocs restants de la zone économique exclusive du Liban (ZEE) – une procédure lancée en 2019 suspendue en raison de la crise et du Covid-19 puis réinitialisée en novembre dernier – à d’éventuels chantiers impliquant les installations pétrolières de Deir Ammar (Liban-Nord) et Zahrani (Liban-Sud), selon une source gouvernementale.
Il reste que ces solutions ne pourront pas se substituer à l’établissement d’une stratégie nationale de réhabilitation du secteur de l’électricité, alerte Marc Ayoub. « Le Liban ne peut pas uniquement dépendre de solutions régionales, aussi fiables soient ses partenaires, surtout dans une région aussi instable », insiste-t-il. Il rappelle en outre que l’accord conclu cet été avec l’Irak pour permettre à EDL d’obtenir du fuel irakien devant servir de monnaie d’échange pour acquérir du carburant compatible avec ses centrales va déjà coûter une première tranche de 150 millions de dollars. Un montant qui pourra être échangé au Liban par l’Irak au taux de Sayrafa et qui devra être inscrit dans la loi de finances de 2022, dont le Conseil des ministres devrait commencer à examiner l’avant-projet lundi prochain.
Philippe Hage Boutros dans L’Orient Le Jour, 19 janvier 2022