« La Turquie d’Erdoğan vend des drones à l’Ukraine tout en ménageant le Kremlin pour continuer à recevoir des hydrocarbures à bon prix, utilise ses leviers de chantage au sein de l’Otan et tente de se placer en arbitre incontournable entre l’Ukraine et la Russie… Bref, Ankara joue sur tous les tableaux pour redorer son blason, au risque de l’incohérence » rapporte Simon Rico dans son entretien avec Ahmet Insel publié au Courrier des Balkans du 19 septembre 2022.
Ahmet İnsel est un économiste, éditeur, journaliste et politologue turc.
Le Courrier des Balkans : Six mois après le début de l’invasion russe de l’Ukraine, dans quelle position se trouve la Turquie ? Arbitre ou funambule, elle qui maintient des liens avec les deux belligérants ?
Ahmet İnsel (A.İ.) : La Turquie essaie de profiter de sa situation géostratégique pour tirer le maximum de profit en maintenant des relations étroites aussi bien avec la Russie que l’Ukraine. Je crois que, sans le dire ouvertement, cette position arrange les pays occidentaux. Qu’un pays membre de l’Otan, même s’il est perçu peu fiable par ses alliés depuis six ans, puisse maintenir le dialogue avec les deux parties n’est pas sans intérêts pour les Occidentaux. Mais il ne faut pas exagérer les capacités de la Turquie en matière d’arbitre. À part l’accord sur la livraison des céréales, ses initiatives de dialogue n’ont pas donné de résultats. Pour le transport des céréales, la présence de la Turquie était un peu indispensable pour assurer le contrôle et la sécurité des navires partant d’Odessa à destination de la mer Méditerranée.
CdB : Dès le début du conflit, Recep Tayyip Erdoğan a dénoncé une guerre « injuste et illégale ». Comment comprendre le fait qu’Ankara ne s’associe toujours pas aux sanctions occidentales contre la Russie ?
A.İ. : Le président de la Turquie veut en permanence jouer la carte du chantage vis-à-vis de l’UE. L’achat des missiles S-400 en 2017, l’entrée de la Turquie comme « associé de dialogue » dans l’Organisation de Shanghai la même année, les tensions qu’elle envenime par sa posture belliqueuse notamment vis-à-vis de la Grèce, son allié dans l’Otan, l’occupation de l’armée turque d’une partie des territoires du nord de la Syrie, le soutien militaire de la Turquie à l’Azerbaïdjan contre l’Arménie…
La diplomatie d’Erdoğan est difficile à situer. D’un côté, elle est tiraillée par une aspiration eurasiatique où il s’agit de prendre sa place dans le monde des régimes de capitalismes autoritaires-dictatoriaux. De l’autre, elle entretient une méfiance contre la Russie et l’Iran, les rivaux historiques de la Turquie dans la région, et prône en même temps une intégration économique relativement forte dans l’UE avec un accord d’union douanière qui fonctionne depuis 1996. La Turquie est à la fois un partenaire de la Russie et affronte militairement les forces soutenues par la Russie en Syrie ou en Libye… Enfin, il y a une très grande dépendance énergétique aux hydrocarbures, dont la Russie est le principal fournisseur. Depuis les années 1990, la Turquie a investi pour être le hub énergétique principal entre l’Europe et les champs pétroliers et gaziers du Caucase et de la Russie. Maintenant elle se trouve un peu à contre-pied.
Un autre facteur est la crise économique très grave en Turquie. Erdoğan a non seulement besoin de continuer à importer du gaz et du pétrole pour contenir le mécontentement social qui augmente, mais aussi permettre à son système bancaire d’attirer les capitaux qui fuient de la Russie. La Turquie connaît aussi une grave crise de financement extérieur qu’Erdoğan essaye de combler par des prêts « amicaux » et des entrées de capitaux d’origine trouble.
Comme la plupart des autocrates, Erdoğan veut avoir recours aux rapports de force, au chantage, aux menaces.
CdB : La guerre en Ukraine a-t-elle modifié les relations entre Moscou et Ankara ?
A.İ. : Pas tellement. C’est une relation de partenariat et de lutte d’influence qui perdure depuis l’intervention militaire russe en Syrie. La Turquie vend à l’Ukraine du matériel militaire, notamment des drones armés (les fameux Bayraktar, ndlr), signe avec elle des accords de coopération pour développer une industrie militaire en partenariat, et de l’autre permet à Vladimir Poutine de bénéficier des accès au marché mondial. Au risque de pousser les États-Unis à mettre en place des sanctions contre certains acteurs économiques turcs, notamment des banques. Poutine a intérêt à garder sa relation de coopération méfiante avec Erdoğan, non seulement pour des raisons économiques, mais surtout parce que cela lui permet de fragiliser le flanc sud-est de l’Otan.
CdB : Cet été, Erdoğan a obtenu un succès diplomatique très médiatisé avec la signature de l’accord sur l’exportation des céréales ukrainiennes. Ces derniers jours, on l’a encore vu proposer son intervention concernant la centrale nucléaire de Zaporijjia. Peut-il se poser en médiateur incontournable entre Kiev et Moscou ?
A.İ. : Ce succès diplomatique était surtout lié, comme je l’ai dit plus haut, à une nécessité géographique. La Russie a vu dans cet accord la possibilité de livrer ses propres céréales sous couverture de céréales ukrainiennes. Vu la perspective de l’aggravation de la crise alimentaire, tout le monde a plus ou moins fermé les yeux sur cet aspect de l’accord. Et la Turquie a été chargée de contrôler les navires lors de leur passage des détroits. Ce qui rassure la Russie… Mais les ressources d’arbitrage de la Turquie ne vont pas tellement au-delà. Son initiative pour Zaporijjia n’a donné aucun résultat pour le moment.
C’est là que nous n’avons plus les moyens de mener une analyse en termes de comportement rationnel de l’autocrate. L’univers mental des autocrates tels que Poutine ou Erdoğan sont difficilement saisissable sans prendre en considération l’hubris qui les saisit.
CdB : Après son offensive contre l’entrée de la Finlande et de la Suède et ses rodomontades contre la Grèce, est-ce que ce rôle de médiateur peut l’aider à redorer son blason auprès de ses partenaires de l’Otan ? Est-ce que cela intéresse Erdoğan ?
A.İ. : Il n’est pas facile de faire une analyse rationnelle de ce qui est dans la tête d’Erdoğan. La seule chose dont nous sommes sûrs, c’est qu’il ne veut pas perdre le pouvoir. Et ce coûte que coûte, comme tous les autocrates. Mais agit-il vraiment rationnellement par rapport à ce but, ce n’est pas si sûr. Comme la plupart des autocrates, il veut tout le temps utiliser les rapports de force, le chantage, les menaces. En politique intérieure, cela prend des formes très agressives, brutales, répressives, et sur le plan international, des formes très arrogantes. Mais la Turquie n’a pas non plus beaucoup de cartes en main pour jouer pleinement ce rôle. Elle n’a pas les moyens réels, par exemple, de s’opposer à l’adhésion de la Suède et de la Finlande, mais elle veut surenchérir. Le rôle de médiateur dans ce conflit peut aider Erdoğan à dialoguer avec les dirigeants occidentaux, participer à des sommets diplomatiques, etc. Il espère redorer son blason auprès de son électorat qui s’effrite, et montrer qu’il reste un dirigeant de stature internationale, le seul à pouvoir défier les grands de ce monde. En plus de faire vibrer la fibre de la fierté nationale.
CdB : La colère gronde en Turquie depuis de longs mois à cause de l’inflation record. L’intense activité diplomatique du Président Erdoğan sur le dossier ukrainien lui fait-elle gagner des points en politique intérieure ? Une échéance électorale cruciale s’approche, celle de juin 2023, avec des législatives et la présidentielle. Or, sa cote de popularité ne cesse de s’éroder…
A.İ. : La politique extérieure a un faible impact, relativement marginal, sur l’opinion des électeurs. Ce qui est surtout surprenant, c’est qu’Erdoğan s’entête dans la politique économique très paradoxale qu’il a imposée personnellement à son gouvernement et à la Banque centrale, une politique qui est la source principale de la grave crise économique. Il continue à s’entêter, sans tenir compte de l’évolution de la conjoncture économique et financière internationale. Sa popularité s’érode et lui persiste dans la même direction. C’est là que nous n’avons plus les moyens de mener une analyse en termes de comportement rationnel. C’est aussi un peu le cas de Poutine, je crois, avec sa décision de déclencher la guerre contre l’Ukraine. L’univers mental des autocrates tels que Poutine ou Erdoğan est difficilement saisissable sans prendre en considération l’hubris, l’orgueil, la démesure qui les saisit.
Courrier des Balkans, 19 septembre 2022, Simon Rico