On ne se lasse pas de l’esprit de Tchekhov sous la neige de l’Anatolie. Au contraire, dans le sillage de la présentation officielle, il est tentant de penser que Nuri Bilge Ceylan, statue du Commandeur du cinéma turc, multiprimé à Cannes (de Uzak à Winter Sleep, Palme d’or 2014), n’a jamais fait mieux qu’avec ce portrait de quelques humains tranquillement à la dérive. Et la filiation avec l’indépassable dramaturge russe est toujours aussi déterminante dans cette réussite.
Les « herbes sèches » du titre sont peut-être ces deux hommes et cette femme, pourtant encore jeunes, tous trois professeurs dans un collège en milieu rural. Les deux premiers, colocataires et célibataires, rongent leur frein dans le froid. Le héros ne fait qu’attendre son hypothétique mutation à Istanbul et l’autre a manqué de peu une promotion – il espérait devenir le principal de l’établissement. La troisième fait son apparition plus tardivement. À la fois ardente et brisée, elle revient d’un enfer, et se convertit peu à peu à la résignation, réinstallée chez ses parents…
La longueur comme un accès à la profondeur
D’une esthétique majestueuse (en extérieur comme dans la pénombre des logements), le film est aussi d’une richesse impressionnante. Le vent du contemporain y souffle. De façon assez inattendue, la nouvelle donne post #MeToo tient une place importante, lorsque les deux professeurs de sexe masculin se font rappeler à l’ordre par leur hiérarchie, après les accusations de jeunes filles fréquentant le collège.
Mais la maestria de Nuri Bilge Ceylan consiste, une fois encore, à s’emparer, de manière romanesque et incarnée, des grandes questions existentielles, du temps qui passe, du temps qui reste, et de l’inquiétude morale qui va avec. Le cinéaste use de la longueur (des scènes et du film) comme d’un accès à la profondeur. À coups d’échanges contradictoires, aussi spectaculaires que quotidiens, il traite du sens que l’on veut, ou non, donner à la vie ; d’individualisme et d’altruisme ; d’action et de repli.
À lire aussi : Cannes 2023 : tous les films de la compétition notés par la rédaction de “Télérama”
Le plus beau, dans ce voyage au bout de la psyché, concerne cette intensité qui fait tellement défaut aux deux hommes au début du film – à tel point que le personnage principal, cœur à marée basse, est comme foudroyé par la lettre d’amour d’une élève à un condisciple. Puis cette intensité semble prendre le visage de la nouvelle collègue, à moins qu’il ne s’agisse que d’une rivalité trompeuse entre les deux colocataires… Dans les méandres de l’âme et des paysages enneigés à l’heure bleue, Nuri Bilge Ceylan tient un nouvel opus majeur.
Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan (3h17). Avec Deniz Celilogu, Merve Dizdar, Musab Ekici. En compétition. Sortie le 12 juillet 2023.