À trois semaines du scrutin, le chef d’État espère obtenir sa réélection, alors que la Turquie connaît une inflation galopante. Un vent de colère souffle contre l’autoritarisme gouvernemental. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 21 avril 2023.
De posters en meetings de campagne, les promesses pleuvent à profusion: augmentation des salaires, du pouvoir d’achat, des opportunités pour la nouvelle génération dans une Turquie encore plus «forte» et débarrassée des «putschistes et des impérialistes». Fidèle à ses discours populistes, l’infatigable président Erdogan s’est lancé dans un véritable marathon pour sa réélection. À trois semaines du double scrutin du 14 mai, il vante auprès des indécis les chars, les drones et les avions de combat de l’industrie militaire tout en s’efforçant d’appâter les jeunes électeurs en confiant à son parti, l’AKP, le soin de fêter les 18 ans des primo-votants. «À 69 ans, Erdogan est une bête de campagne. Il sait parler aux foules et se mettre à leur portée», souffle un sociologue turc.
La course est pourtant loin d’être gagnée. Après vingt ans de pouvoir, comme premier ministre, puis comme président, le «reis» n’a jamais été aussi contesté. L’économie est en berne. Le chômage sévit. La population étouffe sous le poids de l’inflation et de la dérive autoritaire de l’après-coup d’État raté de juillet 2016. Le séisme du 6 février et l’arrivée tardive des secours n’ont fait qu’exacerber la colère: contre l’incurie des autorités, contre la frénésie immobilière et le non-respect des règles sismiques, contre le clientélisme et la corruption d’un pouvoir qui promettait la «justice et le développement» à une population qui se sent de plus en plus abandonnée.
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Tout ce qui faisait la popularité de ce fils d’un modeste capitaine de bateau, autrefois perçu comme un dirigeant progressiste alliant islam modéré et démocratie, est aujourd’hui ébranlé: l’adhésion à l’Union européenne est au point mort, les investisseurs étrangers boudent le pays, les droits des femmes, des Kurdes, des LGBT sont en régression accélérée. Pire: un nombre croissant de ses partisans conservateurs ne se reconnaissent plus dans cet homme assoiffé de pouvoir qui s’est allié aux ultranationalistes du MHP.
Les sondages parlent d’eux-mêmes: Kemal Kiliçdaroglu, son principal rival, est donné gagnant au second tour, avec une légère avance. Ce leader du CHP, héritier du parti d’Atatürk (fondateur, en 1923, de la République de Turquie), a longtemps péché par manque de charisme. Il a pris de l’assurance après 2017 lors d’une «marche pour la justice» pour dénoncer l’incarcération de députés de son clan. Aujourd’hui à la tête de la «Table des six», ou «Alliance de la nation», coalition de différents partis, dont deux créés par d’anciens compagnons de route d’Erdogan, il promet un retour au système parlementaire et la fin du règne de l’arbitraire. De quoi séduire deux groupes d’électeurs clés: les nouveaux votants (environ 6 millions) et les Kurdes (estimés à 15 millions), ces derniers étant traditionnellement considérés comme les faiseurs de roi. L’opposant de 74 ans a même recueilli le soutien du parti de gauche prokurde HDP, qui ne présente pas de candidat à la présidentielle. «Je n’ai jamais autant cru à un changement», souffle Ahmet, un étudiant de 25 ans.
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La peur reste néanmoins latente. Peur d’une dispersion des votes à cause de la candidature de deux autres prétendants, Muharrem Ince, un ex-membre du CHP, et Sinan Ogan, ancien député d’extrême droite. Peur du climat liberticide peu favorable au débat public et à l’expression d’une presse indépendante. Peur d’une justice aux ordres du pouvoir capable de bannir en dernière minute un parti comme le HDP – même si ses candidats ont pris les devants en se présentant aux législatives sous la bannière d’une nouvelle mouvance, le Parti de gauche des Verts (YSP). Les incidents de ces derniers jours -tirs à proximité du QG du CHP à Istanbul, coups de feu contre une permanence du «Bon Parti», membre de la coalition de l’opposition – laissent craindre une stratégie du chaos pour intimider les électeurs.
Dans les zones sinistrées par le tremblement de terre, les déplacements de population font craindre une possible manipulation. «Si l’opposition l’emporte, Erdogan ne lâchera pas facilement», prédit le sociologue turc qui préfère taire son nom. Il se souvient de l’annulation des résultats des législatives de juin 2015, reconvoquées trois mois plus tard. Il se souvient aussi de la victoire disputée, en 2019, de l’opposant Ekrem Imamoglu à la mairie d’Istanbul… finalement réélu lors de la tenue d’un scrutin réorganisé. «Mais, se demande-t-il, le président sera-t-il capable d’accepter cette fois la perte de son trône?».