L’interdiction par la prefécture d’Istanbul de la consommation d’alcool dans les espaces publics, notamment dans les parcs et les plages, est vécu dans le public comme une « ingérence dans le mode de vie ». Les juristes constitutionnalistes quant à eux protestent : cette décision ne peut relever des prérogatives du gouverneur (Vali) d’Istanbul .
Article en turc, signé Gözde Yel, sur T24, le 10 Septembre 2023. Traduit par l’Observatoire de la Turquie Contemporaine
Le 17 août 2023, dans une circulaire intitulée « Vente d’alcool et consommation de boissons alcoolisées » publiée par le gouverneur d’Istanbul, Davut Gül, les forces de l’ordre ont reçu pour instruction « d’empêcher la vente et la consommation de boissons alcoolisées dans les zones maritimes et côtières publiques, les plages, les parcs, les aires de pique-nique et de loisirs, à l’exception des entreprises autorisées à vendre et à consommer de l’alcool ».
La « justification » de cette décision s’appuyait sur l’idée que « les personnes impliquées dans les incidents étaient pour la plupart alcoolisées ». Cette décision rappelle la disposition de la loi qui stipule que « ceux qui se comportent de manière à troubler la paix et la tranquillité se verront infliger une amende administrative de 617 TL par les forces de l’ordre ».
Emin Gökçegözoğlu, directeur de la presse et des relations publiques au gouvernorat d’Istanbul, avait déclaré au journal T24 que la circulaire, qui comprend une phrase controversée « interdisant la consommation de boissons alcoolisées dans les zones publiques, les parcs et les plages », ne sera appliquée qu’à ceux qui « causent des perturbations à l’environnement », et qu’il n’y a pas d’interdiction pour les « citoyens qui consomment des boissons alcoolisées de leur propre chef ».
Suite à la circulation des nouvelles instructions du préfet d’Istanbul, les associations se sont mobilisées pour contester la décision : le 10 septembre 2023, l’Association de la Libre Pensée (Serbest Düşünce Derneği) a organisé un évènement intitulé « Take Your Drink and Come » (İçeceğini Al Gel) à Kadıköy, Moda, un quartier relativement séculaire, a été empêchée par les forces de l’ordre. Au total, 3 personnes ont été soumises à des mesures administratives lors de l’événement.
Mme. Şule Özsoy Boyunsuz, professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l’Université de Galatasaray, a déclaré que l’article 13 de la Constitution, qui stipule que les droits et libertés fondamentaux ne peuvent être restreints que par la loi, a été violé par cette décision. Mme. Şule Özsoy Boyunsuz a également souligné la question devrait être portée devant le pouvoir judiciaire y compris à la Cour européenne des droits de l’homme. Néanmoins, « il ne suffira pas de porter l’interdiction devant les tribunaux, les citoyens doivent s’opposer collectivement à cette intervention dans leurs espaces de vie ». Özsoy Boyunsuz a affirmé que la véritable justification de cette interdiction était l’idée que « l’alcool est haram » selon la religion musulmane:
« Cette décision doit être combattue dans son ensemble. Mais malheureusement, la justice turque est devenue un lieu où se nichent et s’organisent des sectes et des mouvement religieux, la justice turque est donc politisée.
En tant que juristes, nous savons que certaines sectes ont été activement organisées au sein de l’Etat dans les examens du Ministère de la Justice. Il ne reste qu’une poignée de juges pour protéger les principes fondamentaux de la Constitution. Il faut saisir le pouvoir judiciaire. Une lutte juridique doit être engagée jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme.
Les citoyens de la République de Turquie doivent résister activement et de manière organisée à cette ingérence dans leurs espaces de vie et s’y opposer collectivement. Ils doivent dire : Vous ne pouvez pas interférer avec mes libertés, il y a une limite à cela. (Siz, benim özgürlüklerimize müdahale edemezsiniz, bunun bir sınırı vardır)« .
M. Tevfik Sönmez Küçük, vice-doyen de la Faculté du droit de l’Université Yeditepe, a souligné que le gouverneur n’avait pas le pouvoir d’imposer une telle interdiction, et que les citoyens ne pouvaient pas être condamnés à une amende uniquement pour avoir bu de l’alcool, et ces amendes pouvaient être annulées en faisant appel au pouvoir judiciaire:
« Le gouverneur n’est pas autorisé par la loi à interdire ainsi tous les parcs et jardins dans les zones publiques. Les droits et libertés ne peuvent être restreints que par la loi, cette circulaire est contraire à la Constitution.
Même si le gouvernorat a le pouvoir d’imposer une telle interdiction, il ne peut pas imposer une interdiction partout, dans tous les parcs. Cela violerait le principe de proportionnalité. De toute façon, le gouvernorat ne dispose pas d’une telle autorisation. La loi sur l’administration provinciale lui confère certains pouvoirs, mais il s’agit de pouvoirs très généraux. Pour restreindre les droits et les libertés, la loi doit contenir des dispositions détaillées et concrètes. Les articles qu’ils fondent sur la loi sur l’administration provinciale n’accordent pas ces pouvoirs au gouverneur.
Nous avons connu une situation similaire avec les couvre-feux pendant la pandémie. Les amendes administratives imposées à l’époque ont été annulées par la suite. Il s’agit d’une réglementation juridiquement problématique ».
Suite à la décision du gouvernorat, qui a suscité des vives réactions, l’Association de la Libre Pensée a fait la déclaration suivante, précisant que 3 personnes ont été verbalisées lors de l’événement qu’elle a organisé :
« Ce soir (09.09.2023) à 18 heures, la consommation d’alcool à la plage de Kadıköy-Moda, où nous nous sommes rassemblés dans le cadre de notre événement « Prends ton verre et viens », prévu pour protéger nos droits en même temps que nos libertés contre la circulaire d' »interdiction d’alcool » du gouvernorat d’Istanbul datée du 18.08.2023, largement couverte par les médias et clairement contraire à la loi, a été empêchée par les forces de l’ordre et des mesures administratives ont été prises à l’encontre de 3 membres fondateurs de notre association conformément à l’article 32 de la loi n° 5326 intitulée « comportement contre l’ordre ». L’imposition d’un ordre illégal à notre président du conseil d’administration et à d’autres membres fondateurs et les mesures administratives qui en découlent sont inacceptables. Nous déclarons respectueusement que nous utiliserons tous nos droits légaux contre cette action administrative et la circulaire en question, qui est contraire à la Constitution, à la Convention européenne des droits de l’homme et à la loi. »
Article en turc, signé Gözde Yel, sur T24, le 10 Septembre 2023.