Nicholas Cheviron, Mediapart, Avril 27, 2021
La reconnaissance, samedi, par la Maison Blanche du caractère génocidaire des massacres d’Arméniens commis entre 1915 et 1917 en Anatolie sanctionne la détérioration des relations turco-américaines et inflige un camouflet au maître d’Ankara.
Le rempart érigé à grands frais de lobbying par la Turquie pour empêcher la reconnaissance du génocide arménien par les États-Unis aura tenu près de quarante ans. Mais il n’a pas résisté aux décisions intempestives du chef de l’État turc, Recep Tayyip Erdogan, qui ont conduit à une multiplication des différends entre les deux pays.
Samedi 24 avril, journée internationale de commémoration du génocide arménien, le président américain Joe Biden a abandonné l’expression commode de « grande catastrophe » employée par ses prédécesseurs pour désigner les massacres d’Arméniens –jusqu’à 1,5 million de morts, selon ces derniers – survenus entre 1915 et 1917 dans l’Empire ottoman, dont la Turquie est l’héritière. « Les Américains honorent tous les Arméniens qui ont péri dans le génocide qui a commencé il y a 106 ans aujourd’hui », a écrit Joe Biden dans le message traditionnel de la Maison Blanche.
Les autorités turques, qui admettent les massacres mais contestent leur portée et surtout leur caractère génocidaire, ont immédiatement réagi. Dans une adresse au patriarche arménien d’Istanbul, Erdogan a déploré que les débats historiques « soient politisés par des tiers et deviennent un instrument d’ingérence dans notre pays ». « Nous n’accepterons de leçons de personne sur notre histoire », a prévenu sur Twitter le ministre turc des affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, qui a convoqué l’ambassadeur américain pour lui signifier son mécontentement.
Pourquoi ce revirement de la Maison Blanche après des décennies de statu quo ? Pour la presse gouvernementale, c’est simple : Biden déteste le Reis. « Il est l’ennemi de Tayyip Erdogan. […] Le combat pour l’indépendance mené dans tous les domaines par Recep Tayyip Erdogan et l’État turc rend fous les États-Unis et l’Occident », écrit l’éditorialiste Osman Diyadin, dont la chronique publiée sur Internet Haber arrivait dimanche en tête des analyses les plus lues. « Ce geste est la première initiative de Biden en vue d’un renversement d’Erdogan. »
Il est certes de notoriété publique que le courant ne passe pas entre Erdogan et Biden, qui se sont rencontrés plusieurs fois quand ce dernier assurait la vice-présidence dans l’administration de Barack Obama. En 2019, dans une intervention filmée sur le rôle discutable du leader turc dans la lutte contre l’État islamique (EI), le politicien démocrate affirmait qu’il serait « heureux d’avoir une vraie conversation à huis clos avec M. Erdogan et de lui faire savoir qu’il va payer un prix élevé pour ce qu’il a fait » . Dans un autre entretien, il proposait de soutenir les leaders de l’opposition turque « pour qu’ils soient capables d’affronter et de vaincre Erdogan – pas par un putsch, mais par le processus électoral ».
L’attitude du nouvel hôte de la Maison Blanche à l’égard de celui du palais aux mille chambres d’Ankara montre également une volonté de rappeler à ce dernier la réalité des rapports de force entre leurs pays respectifs. Biden, qui snobait Erdogan depuis son investiture début novembre, a ainsi choisi la veille de sa déclaration sur le génocide arménien pour accorder à son homologue un bref entretien téléphonique. L’échange était précédé, la veille, par l’annonce du Pentagone de l’exclusion définitive de la Turquie du programme de développement et de production de l’avion de combat F35, en riposte à l’achat par Ankara de systèmes de défense antiaérienne russes S400.
L’accumulation des griefs à l’égard du Reis – de l’affaire des S400 aux attaques turques contre les forces kurdes de Syrie engagées dans la lutte contre l’EI, en passant par la politique étrangère agressive d’Ankara en Méditerranée orientale et la dérive autoritaire de son régime – n’est cependant pas la seule explication au revirement de la Maison Blanche.
La décision de Joe Biden intervient ainsi après la reconnaissance du génocide arménien par les deux chambres du Congrès américain, en décembre 2019. Elle faisait aussi partie des promesses de campagne du candidat démocrate. « Or, on sait qu’Obama a déçu nombre d’Américains parce qu’il a rechigné à prendre certaines décisions qu’il avait annoncées. Dès lors, Biden a opté pour une attitude déterminée, en prenant des mesures rapides et radicales », commente, sur la chaîne internet Medyascope, Abdullah Akyüz, ancien représentant de l’organisation patronale turque TÜSIAD à Washington et enseignant à l’Université George Washington.
Surtout, la Turquie semble avoir perdu le soutien du Pentagone et du Département d’État jusque-là toujours prompts à défendre la cause de l’allié des États-Unis au sein de l’Otan face aux velléités présidentielles de reconnaissance du génocide arménien. « Le nœud de l’affaire, ce n’est pas que Biden est en colère contre Erdogan, mais plutôt que la quasi-totalité du gouvernement américain l’est », estime l’analyste Soner Cagaptay, chercheur au Washington Institute for Near East Policy, dans une tribune publiée par le site internet de la chaîne NBC. Désormais, « le sentiment dominant au sein du gouvernement américain est qu’Erdogan réagirait mieux à la fermeté façon Poutine qu’à une chaude accolade. »
Pour la Turquie, les conséquences de cette reconnaissance du génocide arménien sont a priori limitées. Elle pourrait encourager d’autres pays à rejoindre la trentaine d’États qui ont déjà adopté le terme. Elle pourrait aussi favoriser le lancement de procédures en indemnisation par les descendants des victimes de la « grande catastrophe ». Mais Joe Biden laisse entendre dans son message qu’il n’a pas l’intention d’exploiter ce thème à l’avenir comme un levier contre Ankara.
« Nous affirmons l’histoire. Nous ne faisons pas cela pour accabler quiconque mais pour nous assurer que ce qui s’est passé ne se répète jamais », affirme-t-il ainsi, sans jamais incriminer la Turquie, seulement l’Empire ottoman. Au cours de leur entretien téléphonique, les deux hommes ont par ailleurs « convenu du caractère stratégique de la relation bilatérale et de l’importance de travailler ensemble à bâtir une coopération plus étroite sur les sujets d’intérêt mutuel », selon un compte-rendu fourni par la présidence turque.
Pour Erdogan, en revanche, il s’agit d’un revers, puisqu’aucun gouvernement avant le sien n’avait failli dans cette lutte contre toute remise en cause de l’histoire officielle turque. « Sur le plan de la politique intérieure, cette situation est vue comme une lourde défaite (pour Erdogan), et l’opposition fait ce qu’elle peut pour qu’elle soit perçue ainsi », estime Murat Yetkin, observateur chevronné de la vie politique turque, dans le Yetkin Report.
Si la plupart des partis politiques ont fait front contre la décision américaine, la première formation d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, centre-gauche), n’a pas attendu longtemps pour lancer ses premières banderilles contre le gouvernement islamo-conservateur du Parti de la justice et du développement (AKP). « Les récentes déclarations et décisions à l’encontre de la Turquie sont exemplaires en ce qu’elles démontrent l’état dans lequel se trouve la Turquie en raison de la politique étrangère imprudente menée par le gouvernement de l’AKP », a accusé samedi, dans un communiqué, Faik Öztrak, porte-parole du CHP.
L’éventuelle aggravation des tensions entre la Turquie et les États-Unis dépendra dans une large mesure de la réaction d’Ankara. Or, même si le porte-parole de la présidence, Ibrahim Kalin, a promis dimanche, dans un entretien accordé à l’agence Reuters, « des représailles sous différentes formes et à différents degrés dans les prochains jours et mois », on ne peut que constater la modération des propos des dirigeants turcs et l’absence à ce stade de représailles concrètes.
« La balle est à présent dans le camp de la Turquie, et je constate que, pour l’instant, Erdogan ne veut pas montrer une réaction trop forte qui ferait grossir cette affaire », commente Abdullah Akyüz, soulignant que la Turquie a désespérément besoin de financements étrangers pour sauver du naufrage son économie en difficulté. « Or 95% de ces financements proviennent de l’Occident. […] Cela réduit considérablement le risque d’une réaction radicale de la Turquie. »
Même l’allié ultranationaliste de l’AKP, le Parti de l’action nationaliste (MHP), s’est retenu de toute surenchère antiaméricaine. Se bornant à afficher son soutien entier au gouvernement, le chef du MHP, Devlet Bahçeli, a en revanche désigné, à l’instar de la presse pro-Erdogan, une victime propitiatoire idéale pour remplacer les inaccessibles États-Unis sur l’autel de la vengeance : le HDP, que le leader d’extrême droite a désigné comme « la continuation des réseaux des traîtres arméniens ».
Le Parti démocratique des peuples (HDP, de gauche et pro-kurde) a en effet défié samedi la pensée officielle en affirmant dans un communiqué que « le génocide arménien a eu lieu sur ce sol et la justice doit être faite sur ce sol ». L’éditorialiste Osman Diyadin a, pour sa part, suggéré que tous ceux qui professent qu’un génocide arménien a bien été perpétré par les Turcs soient interdits de servir dans la fonction publique, dans un parti ou dans une association.