« La Turquie est une grande et une ancienne nation de la caricature et de la bande dessinée. Au XIXe siècle, les réformes du Tanzimat ouvrent la voie à la presse satirique » dit Didier Pasamonik.
En 1870, Nişan G. Berberyan (1842-1907), peintre, caricaturiste et éditeur d’origine arménienne et Theodor Kasap (1835-1897), un écrivain d’origine grecque, ayant étudié le français, traducteur en turc de Molière et devenu un temps le secrétaire particulier d’Alexandre Dumas dont il traduit en turc Le Comte de Monte-Cristo, créent ensemble, le premier comme directeur artistique, le second comme directeur du journal, la revue satirique turque Diyojen (Diogène en français), financée par un fonctionnaire ottoman d’origine arménienne, Vartan Paşa.
Bien entendu favorable aux minorités et en butte avec le pouvoir ottoman qui, entretemps, sous la coupe du sultan Abdülhamid II, prend un tour de plus en plus autoritaire, le journal fut plus d’une fois interdit et son directeur, Kasap, condamné à trois ans de prison par le pouvoir ottoman avant de prendre le chemin de l’exil. Les personnalités de Berberyan et Kasap ont marqué les esprits. Leurs disputes homériques sont à ce point connues des Stambouliotes qu’elles inspirèrent des sketchs du théâtre d’ombres traditionnel turc de Karagöz.
La censure empêche tout retour de la presse satirique jusqu’à l’arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs en 1908, suivie par la fondation de la république d’Atatürk en 1923. Depuis, la tradition de la caricature dans la presse s’est perpétuée, à la fois comme expression artistique et comme instrument de contestation des pouvoirs, notamment avec la revue Akbaba (1922-1977) dont la longévité est sans pareille, en dépit de quelques interdictions. La qualité de ses collaborations, tant littéraires que graphiques, en fait la revue de référence dans l’histoire de la presse satirique turque.
Bandes dessinées étrangères et turques
La bande dessinée fait très tôt son introduction en Turquie. La plupart des grandes bandes dessinées américaines y font leur apparition dès les années 1930, que ce soit dans une version illégale ou en respectant le copyright : Mickey, Mandrake, Flash Gordon, etc., ou dans l’après-guerre, les productions de Marvel et de DC Comics dès les années 1960, les créations ita- liennes comme Pecos Bill, Davy Crockett, Blek, Zagor, Ken Parker, Mister No, Martin Mystère ou Tex des éditions Bonelli.
Très tôt aussi, la bande dessinée franco-belge : Tintin, Spirou, Bob Morane, Luc Orient… trouve sa place sur le marché, mais le plus souvent dans leur version pirate: de 23 épisodes de Tintin, les Turcs en fabriquent 34 dont le très recherché Tintin à Marmara fabriqué avec des cases réarrangées des autres albums ! Lucky Luke également a acquis une énorme notoriété en Turquie sous le nom de Red Kit, diffusé à des millions d’exemplaires en supplément de grands quotidiens, Jolly Jumper prenant le nom sacré de Duldul, c’est-à-dire le propre patronyme du destrier du Prophète! Pas moins de sept films de prises de vues réelles (pirates, comme toutes les publications précédentes) ont été tirés de ses aventures. Ce n’est qu’à partir de la signature par la Turquie de la Convention de Berne en 1976 que le droit d’auteur sera officiellement appliqué dans le pays.
Le 17 février dernier, nous avons appris l’arrêt définitif du magazine Gırgır pour blasphème, suite à une caricature de Moïse.
Les premières grandes créations turques
La première grande création proprement turque est la revue Doğan Kardeş (1945) éditée par la banque Yapı Kredi jusqu’en 1993. C’est une revue destinée à la jeunesse tout comme le personnage de Karaoğlan (1962) que Suat Yalaz (né en 1932) crée pour le quotidien Akşam. Ce personnage eut une carrière internationale, notamment en France sous le nom de Kébir, son auteur venant même habiter la France pendant sept ans pour en assurer la production. Ce héros combat dans toute la sphère d’influence ottomane, de l’Asie centrale au Maghreb, où sa version française remporte un grand succès. Karaoğlan a été traduit en anglais, en arabe et en russe. Un bon nombre de films ont été tirés de ses aventures.
Mais LA grande figure de la bande dessinée turque est le dessinateur Turhan Selçuk (1922-2010), caricaturiste pour le grand quotidien kémaliste Cumhuriyet, qui crée en 1957 le personnage d’Abdülcanbaz. De haute stature, la moustache cirée et portant le fez, Abdülcanbaz est l’Ottoman dans toute sa splendeur. Il a en outre un pouvoir secret: la gifle ottomane avec laquelle il peut détruire une armée. Dans ses aventures, il rencontre Sherlock Holmes ou Arsène Lupin, voyage dans le passé ou dans le futur, toujours entouré de filles à demi nues, cette bande dessinée d’une très grande qualité graphique étant destinée aux adultes.
Comme ailleurs dans le monde, la bande dessinée adulte prend de l’ampleur. Elle est d’ailleurs à l’origine de la création du premier grand journal satirique de la période moderne, mêlant caricatures, articles rédactionnels et bandes dessinées: Gırgır (1972 à 1993). Créé par l’éditeur Haldun Simavi – le premier à publier un magazine qui mêlait érotisme, humour et politique –, il tirait à plus de 500000 exemplaires par semaine et jusqu’à un million quelquefois. Il était dirigé par Oğuz Aral (1936-2004) et Tekin Aral (1941-1999). Ses caricatures s’employaient à distiller une sourde opposition au pouvoir militaire en place.
Gırgır a suscité de nombreuses vocations, souvent fondées par des auteurs dissidents des précédentes revues, dont certaines perdurent encore aujourd’hui : Mizah (1975), Çarşaf (1976), Fırt (1976), Limon (1985), Tebessüm (1985), Avni (1989), Hıbır (1989), Dıgıl (1989), Balyoz (1989), Pişmiş Kelle (1990), LeMan (1991),Gülügülü (1993), L-Manyak (1996), Süzgeç (1997), Deve Dikeni (1999), O-Haaa (2000), Lombak (2001), Penguen (2002), Dındik (2006), Taş (2007), Uykusuz (2007), Kemik (2009), Harakiri (2012), Bayan Yani (2012), Cam Kenarı (2013), Hortlak (2016)…
Les héritiers de Gırgır
Parmi les fondateurs de « l’école turque » autour de Gırgır, l’un des plus importants est Bülent Arabacıoğlu (né en 1950) et son personnage Ridvan, né dans Gırgır, dont le dessin n’est pas sans rappeler Mortadelo y Filemón de l’auteur espagnol Francisco Ibáñez, mais qui est dans la droite ligne du graphisme turc et notamment Oğuz Aral. On compte aussi Ilban Ertem (né en 1950) au beau dessin poétique qui s’inscrit dans la même lignée ; Galip Tekin (né en 1958), dessinateur-vedette de Gırgır qui reconnaît les influences de Moebius et de Franquin ; Gurcan Gürsel (né en 1959) qui travaille pour Gırgır et Fırt avant d’émigrer en Belgique dans les années 1980 où il fait une jolie carrière avec Foot Furieux.
« Ramize Erer a dû fuir la Turquie après la prise de contrôle de Radikal (…) par des intérêts proches du pouvoir. »
Ramize Erer, Tuncay Akgün et la bande à LeMan
En 1991, se crée autour de Mehmet Çağçağ (né en 1959) et de Tuncay Akgün (né en 1962), ancien rédacteur en chef de Gırgır, ancien fondateur de Limon avec Şükrü Yavuz, Mehmet Çağçağ et Suat Gönülay (1985), le magazine LeMan qui devient vite un des titres poli- tiques les plus influents de Turquie. L’épouse de Tuncay Akgün, Ramize Erer (née en 1963), dessinatrice vedette de Radikal, a dû fuir la Turquie après la prise de contrôle de ce grand journal réformiste (comparable à L’Express ou à L’Obs) par des intérêts proches du pouvoir et habite désormais Paris où elle est la correspondante du journal Karşı. Elle est la rédactrice en chef du seul journal de bande dessinée réalisé principalement par des filles Bayan Yani. Mentionnons encore Kemal Aratan (né en 1965), dont on voit le dessin poétique aussi bien dans LeMan que dans Manyak, ou encore M. Kutlukhan Perker (né en 1972), rédacteur en chef de Harakiri, un mensuel du groupe LeMan qui n’a paru que le temps de trois numéros, interdit par la censure turque pour « obscénité », parce qu’il invitait le lecteur à avoir « des liaisons extra-conjugales » ou encore parce qu’il incitait le peuple turc à « la paresse et à l’aventurisme ».
La relève d’Uykusuz
En 2007, quelques jeunes dessinateurs de la nouvelle génération ayant travaillé aussi bien pour LeMan que Penguen décident de fonder leur propre journal:Uykusuz, un terme qui signifie littéralement «insomniaque » en turc, eu égard aux consciences de la société qui ont de plus en plus tendance à s’endormir… Oky,Memo Tembelçizer et Barış Uygur figurent parmi les fondateurs, mais aussi Yilmaz Aslantürk (né en 1964), dont le personnage Otisabi est une sorte de Luc Leroi (une BD de J.-C. Denis) turc; le très déjanté Bülent Üstün (né en 1974) et son chat enragé vivant des aventures dans le quartier stambouliote de Cihangir; l’étonnant Memo Tembelçizer (né en 1972) dont les pages ont la plus grande densité de texte et de dessins, créateur de la revue Hortlak, qu’on pourrait qualifier de «Lewis Trondheim turc» en raison d’une productivité pleine d’esprit ; enfin le plus jeune d’entre eux que les lecteurs de Fluide Glacial connaissent bien maintenant, le virtuose Ersin Karabulut (né en 1981) dont le travail figure parmi les plus aboutis de la nouvelle génération turque.
En dehors des revues
Au milieu des années 2000, une production indépendante de bandes dessinées est apparue en librairie. Certaines s’inscrivent dans la tradition franco-belge comme les publications du studio Totem constitué autour de Murat Mıhçıoğlu et de Cem Özüduru, le créateur de Zombistan, un « Walking Dead » turc, ou encore la biographie sur le jeune Atatürk par Yalın Alpay et Bariş Keşoğlu. Mais d’autres ont choisi le « canon » du comic book US comme le dessinateur Devrim Kunter, le créateur de la série Seyfettin Efendi, fondateur de la revue Yabani (2016), ou encore Mahmud A. Asrar qui a travaillé notamment sur Savage Dragon pour Image Comics aux Etats-Unis, Yıldıray Çınar qui dessine également pour Images Comics et DC Comics. On ne saurait passer sous silence la nouvelle génération des auteurs de webcomics parmi lesquels Selçul Orhen, Bora Ocall, Ege Avcı qui travaillent pour Yabani. Enfin, remarquons le talent singulier d’Emre Orhun, très influencé par Thomas Ott, qui a étudié la bande dessinée à Lyon en France et qui fait carrière dans notre pays.
En janvier 2015, après l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, ces quatre journaux ont mis le noir du deuil en une avec (à l’exception de Gırgır) l’inscription, en français dans le texte : « Je suis Charlie ». Un acte significatif pour des publications publiées sous un gouvernement islamo-conservateur.
GALIP TEKIN est une des grandes figures de la bande dessinée turque d’aujourd’hui.
Avec quelques autres, il fait partie des talents issus du magazine Gırgır créé par Oğuz Aral en 1972. Compagnon de route de la plupart des grands moments de l’évolution de la bande dessinée de son pays, il est considéré comme le « Franquin turc ». Enseignant la bande dessinée à l’université de Boğaziçi (l’une des plus réputées d’Istanbul) et collaborateur de Uykusuz et de Hortlak, Tekin est inspiré par Oğuz Aral, mais aussi par Bilal, Moebius et… Franquin notamment dans ces planches qui ont un goût d’Idées Noires.
Une situation précaire
Dès avant même le coup d’État, les journaux satiriques turcs se sont retrouvés sous les feux du pouvoir en place en Turquie depuis 2003. Une répression qui est allée crescendo suite aux réformes successives des appareils institutionnel, militaire, policier et judiciaire.
Ainsi Bahadir Baruter, le fondateur de Penguen, a été condamné en 2015 à onze mois de prison avec sursis pour avoir publié un dessin offensant pour la religion etmis en cause dans une caricature d’Erdogan. Depuis, il s’est tourné vers la peinture et la sculpture.
Les revues de caricature et de bande dessinée les plus importantes en Turquie aujourd’hui : Uykusuz et LeMan sont dans l’œil du cyclone. Au lendemain du coup d’État raté de juillet, le très laïc LeMan publiait un numéro « spécial coup » qui pointait du doigt le fait que les putschistes, pour la plupart sympathisants de Fethullah Gülen, ancien allié puis opposant du président turc, étaient en réalité aussi islamo-conservateurs que le pouvoir en place. La police en interdit la diffusion. En janvier 2017, l’éditeur Murat Mıhçıoğlu a été mis en garde à vue pour avoir publié des caricatures critiques à l’égard du président Erdogan.
C’est pourquoi le Festival Off d’Angoulême, Fluide Glacial et ActuaBD.com avaient décidé de distinguer la dessinatrice Ramize Erer par le Prix « Couilles au cul 2017 » qui honore un courage politique particulièrement remarquable. Avec sa verve satirique, son courageux féminisme, elle a dû fuir un temps son pays, représentante parfaite du courage et de la noblesse de tous ces créateurs turcs épris de liberté. Elle est aujourd’hui revenue à Istanbul, sa production se faisant moins provocatrice.
Didier Pasamonik