Ils ont la vingtaine, les poches vides et des rêves plein la tête. Prise en étau entre la dérive autoritaire et la récession économique, cette jeunesse n’a connu que le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et de son parti, l’AKP. Aujourd’hui, elle place tous ses espoirs dans le scrutin du 14 mai, en misant sur un changement. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 28 avril 2023.
J’arrive… J’ai les cheveux teints en rouge… Un chat tatoué dans le cou… Ah, et puis j’ai des baskets sans lacets. » Eliz, 20 ans, débarque avec vingt minutes de retard, d’un pas aussi hoquetant que ses rafales de textos. L’étudiante en graphisme a choisi le lieu du rendez-vous, un troquet du parc Gezi, mitoyen de la place Taksim, mouchetée de posters de campagne à l’approche des scrutins présidentiel et législatif du 14 mai.
À peine assise, elle passe le menu au crible et commande un thé, la boisson la moins chère. « Vivement qu’il dégage pour qu’on en finisse avec cette asphyxie de l’économie », peste l’effrontée. Elle évite de prononcer le nom de Recep Tayyip Erdogan – un simple tweet à son encontre peut mener à la prison –, mais sa rage est palpable : contre les prix qui flambent, contre la corruption du pouvoir, contre la chape de plomb et l’absence d’horizon pour la nouvelle génération. « À mon âge, ma mère et mon père votaient pour son parti islamo-conservateur, l’AKP, séduits par ses promesses de justice et de développement. Vingt ans plus tard, je leur en veux de s’être laissé berner. »
Une génération «brûlée»
La politique, Eliz aurait préféré ne pas s’en mêler. Trop compliqué. Trop abstrait. Mais en cette période préélectorale, les souvenirs d’enfance resurgissent comme de mauvaises araignées : « À l’âge de 10 ans, j’ai vu mes parents se faire chasser au gaz lacrymogène dans ce même parc, Gezi, parce qu’ils protestaient, comme des milliers d’autres Stambouliotes, contre un projet délirant de construction d’un centre commercial sous forme de caserne militaire. C’était en 2013. Le début d’un retour en arrière. Depuis, ma mère n’a jamais cessé de parler d’un “avant Gezi” et d’un “après Gezi”. Et moi, j’ai grandi dans cette ambiance-là : la répression, la violence policière, la dérive autoritaire et le grignotage quotidien de nos libertés. »
Ils sont nombreux, comme Eliz, à dresser un bilan sans concession de l’ambitieux reis, fils d’un modeste capitaine de bateau de la mer Noire, autrefois perçu comme un progressiste alliant démocratie et islam modéré dans ce pays à majorité musulmane aux portes de l’Europe. Tiraillés entre désirs de liberté et soumission aux diktats islamo-nationalistes, les jeunes – un quart de l’électorat turc – n’ont qu’une ambition : tourner la page des années Erdogan et des discours populistes dont on les abreuve depuis le berceau. « En Turquie, les jeunes aspirent à vivre comme ils le souhaitent », peste Muhammed, un étudiant en ingénierie civile à l’université de Maltepe, à Istanbul.
Né en 2002, l’année de la percée de l’AKP, dans une famille traditionnelle originaire de Malatya, en Anatolie, il dit sa génération « brûlée » par l’abus de pouvoir et le manque d’opportunités. « Je travaille trois jours par semaine dans un hôtel pour pouvoir payer mes études et subvenir à mes besoins. Ces dernières années, j’ai enchaîné les petits boulots : serveur, vendeur, représentant commercial. Malgré tous ces efforts, je n’ai même pas de quoi emmener ma petite copine dans un bon restaurant au bord du Bosphore. Quand je fais des courses, je compare les prix et je vérifie les étiquettes qui n’arrêtent pas de changer. » À la maison, où il vit encore avec ses frères et sœurs, ses parents restent sourds à ses lamentations. « Mon père dirige un magasin. Il ne possède rien, pas même une voiture. Pourtant, son soutien à Erdogan reste sans faille. Il dit que c’est grâce à lui que des gens comme nous ont trouvé leur place dans la société et ont pu prospérer. En fait, il recrache aveuglément ce qu’il entend sur les chaînes progouvernementales. Dès que je le contredis, ça se termine en dispute et l’un de nous quitte la pièce », dit-il.
Toujours des promesses
Tous les soirs, Muhammed s’échappe dans l’univers des séries télévisées, téléchargées sur des sites de piratage. Pour s’informer, il zappe entre Twitter et BaBaLa TV, un programme indépendant sur YouTube. « Ma génération est bien plus lucide et connectée sur le monde que celle de mes parents. Nous ne sommes pas dupes des mensonges du pouvoir », affirme le jeune homme. Le double séisme du 6 février a renforcé sa colère. Quand il apprend, au réveil, que la terre a tremblé dans le sud-est du pays, Muhammed met aussitôt le cap sur Malatya, sa ville natale. Sa tante a survécu de justesse dans sa maison à moitié écroulée. Mais ce n’est pas le cas de dizaines de milliers de personnes qui ont tout perdu, abandonnées à elles-mêmes faute de réactivité des autorités. « Le gouvernement ne s’est réveillé qu’au bout d’une semaine et Erdogan a promis de tout reconstruire en un an. C’est impossible ! » fulmine l’étudiant, en dénonçant un pur calcul électoral.
Il en faut du courage pour parler ainsi. « Si vous osez critiquer le pouvoir, on vous traite de criminel, de terroriste ou de traître. Or, le vrai traître, c’est le président », observe Sevan, un professeur d’anglais de 24 ans. Il est trop jeune pour s’en souvenir, mais ses parents, issus de la petite communauté arménienne, lui ont raconté l’espoir démocratique suscité par l’arrivée au pouvoir de l’AKP. « C’était l’époque de la main tendue à l’Union européenne, à la minorité kurde, aux Arméniens, aux femmes voilées jusqu’ici dénigrées. Les années noires de la junte militaire étaient révolues. Au bout de quelques années, Erdogan a montré son vrai visage, en réislamisant la société tout en s’alliant avec les ultranationalistes du MHP pour consolider son pouvoir. »
Dans sa tête, des images plus récentes, celles de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, restent gravées à jamais. À la nuit tombée, des chars prennent position à Istanbul et Ankara, et des F-16 franchissent le mur du son. Au bout de quelques heures, le président, alors en vacances au bord de la mer, dénonce le « soulèvement » via son smartphone et appelle les Turcs à descendre dans la rue pour résister. Au petit matin, une fois le putsch déjoué, Erdogan ordonne un grand ménage pour éliminer le « virus » : militaires, gülenistes (du nom de Fethullah Gülen, instigateur présumé du coup d’État), mais également journalistes, juges, hommes d’affaires et professeurs sont limogés ou arrêtés. Trois mois plus tard, Sevan fait sa première rentrée universitaire dans cette ambiance de chasse aux sorcières. « J’ai vu des jeunes du club de poésie se faire tabasser. J’ai vu des policiers traquer des étudiants sur le campus. À travers le pays, de nombreux professeurs ont été purgés, tandis qu’Erdogan s’est octroyé le pouvoir de nommer les recteurs. Et pendant ce temps, le culte de la mort a envahi notre cafétéria avec des portraits de “martyrs” collés sur les murs. » La même année, Sevan tombe des nues en découvrant que la théorie de l’évolution a été retirée des programmes scolaires et que la notion de « bon djihad » exaltant « l’amour de la patrie » a fait son apparition dans les manuels. Comme si le façonnement d’une nouvelle « génération pieuse », souvent évoquée par Erdogan en opposition à l’héritage laïc d’Atatürk (fondateur de la République turque de 1923), s’imposait désormais à marche forcée. « Je ne me reconnais plus dans les valeurs de la Turquie. Si Erdogan est réélu, je partirai à l’étranger », dit-il.
Ekin, 22 ans, a opté pour la solitude de sa chambre à coucher pour évoquer sa soif de renouveau. « Il est temps que ça change, surtout pour nous, les femmes. » Étudiante en droit à l’université Yeditepe, la jeune fille aux cheveux blonds est encore sous le choc du retrait de la Turquie, en 2021, de la Convention d’Istanbul, sous prétexte que le traité international contre la violence faite aux femmes « encourage l’homosexualité ». « Non seulement le gouvernement ne nous protège pas, mais, en plus, il nous stigmatise. Et sous couvert de protection des valeurs familiales, la rhétorique déteint sur la société : dans certains quartiers, je sens les regards incendiaires et les remarques déplacées dès que je marche en tee-shirt sans manches », se désole-t-elle.
La réislamisation rampante peine pourtant à produire les effets escomptés. Un sondage publié en 2019 par l’Institut Konda dresse un constat sans appel : malgré la construction de nouvelles mosquées, l’augmentation du budget de la Diyanet (Direction des affaires religieuses) et la démultiplication des lycées religieux, les pratiques religieuses des jeunes Turcs entre 15 et 29 ans sont en recul. « L’AKP a offert une précieuse visibilité à des hommes et femmes jusqu’ici dénigrés. Mais pour leurs enfants, pas question pour autant de renoncer à leur soif de vivre à leur guise », estime une journaliste.
Pour Zeynep, une jeune fille de 26 ans, l’émancipation est passée par l’abandon du foulard. L’idée la travaillait depuis quelques années. Un matin de 2020, l’étudiante en sociologie marche dans la rue quand son châle lui tombe sur les épaules et qu’elle omet sciemment de le remettre. Depuis, elle l’a complètement retiré, au grand dam de sa mère, mais aussi de certains professeurs et amis qui ne lui parlent plus. « La transition a été violente. Soudain, je n’avais plus de communauté, plus d’identité. J’ai même pensé au suicide », confie la jeune brune aux longs cheveux. Pourtant, elle tient le cap, convaincue que la religion doit être « une affaire personnelle, et non des règles édictées d’en haut ».
Le règne de l’hypocrisie
La série allemande Unorthodox (diffusée sur Netflix) brossant le portrait d’une jeune femme juive s’affranchissant de son milieu conservateur l’a confortée dans ses convictions. Tout comme son adhésion à une association de jeunes féministes musulmanes. Voilées ou non voilées, ses comparses militantes ont toutes en commun de dénoncer l’hypocrisie et la cupidité d’un président qui prêche la modestie religieuse, mais qui s’est fait construire un palais à 400 millions d’euros tandis que son épouse porte un sac Hermès. « Aujourd’hui, ajoute-t-elle, le mouvement iranien Femme, Vie, Liberté m’inspire beaucoup. Leur combat, c’est mon combat ! » Le 14 mai, Layla votera, comme son frère, pour le principal rival d’Erdogan, Kemal Kiliçdaroglu, surnommé le « Gandhi » de Turquie. Sa mère, plus difficile à convaincre, « reste prisonnière de son environnement social et de la propagande politico-religieuse ». Mais Layla garde espoir. « Il y a deux ans, elle s’est inscrite à des études de sciences sociales à distance. Elle n’avait que le bac en poche. J’y vois déjà le début d’un changement ! »