« Yasar Yakis, ancien ministre des Affaires étrangères turc et membre fondateur de l’AKP, explique dans une tribune publiée par le site “ArabNews” que la Turquie cherche à ménager ses propres intérêts stratégiques en jouant les médiateurs entre l’Ukraine et la Russie. Notamment en raffermissant ses liens avec la communauté euro-atlantique, devenus tendus au cours de la dernière décennie » rapporte Courrier International.
L’opération militaire russe en Ukraine est survenue à un moment où la Turquie devait réévaluer ses choix politiques dans un large éventail de domaines. Ankara reste indécis sur le dossier syrien et n’a pas encore de feuille de route pour sortir de cette crise. Aucune avancée n’a été constatée sur la question libyenne. Des initiatives sont en cours dans le Caucase du Sud pour stabiliser la région.
Outre ces chantiers, la Turquie s’est aujourd’hui fixé un objectif supplémentaire en essayant de se servir de la crise ukrainienne pour raffermir ses liens avec la communauté euro-atlantique.
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Avant cette crise, les membres du Congrès américain rivalisaient de verve pour accuser la Turquie de ne pas en faire assez pour la défense euro-atlantique et d’avoir pris ses distances avec l’Ouest. Aujourd’hui, l’attitude de l’Occident à l’endroit de la Turquie s’adoucit avec la prise de conscience du rôle constructif que peut jouer le pays.
La Turquie a apporté une contribution tangible aux efforts de désamorçage des tensions entre la Russie et l’Ukraine. Les premiers contacts directs entre les ministres des Affaires étrangères russe et ukrainien ont été noués à Antalya [le 10 mars] par le ministre des Affaires étrangères turc. Et si l’entrevue n’a débouché sur rien de concret, elle pourrait ouvrir la voie à d’autres rencontres du même type, en Turquie ou ailleurs.
Jeu d’équilibriste
Sur la question de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la Turquie s’est rangée derrière ses alliés de l’Otan, qui refusaient d’en reconnaître la légitimité. En revanche, Ankara a refusé de se rallier aux autres pays de l’Otan qui infligeaient des sanctions économiques à la Russie, au motif qu’elles ne s’arrimaient pas à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies.
En réalité, la Turquie entendait préserver ses liens économiques avec la Russie. En échange, Moscou s’abstenait de surréagir aux transactions conclues entre la Turquie et l’Ukraine. Ces concessions mutuelles faisaient les affaires des deux pays.
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Par ailleurs, la Turquie et la Russie travaillent actuellement de concert sur un certain nombre de dossiers, dont la Syrie et le Caucase du Sud. À quoi il faut ajouter une forte interdépendance économique entre les deux pays : la Russie est en train de construire une centrale nucléaire en Turquie qui, à compter de l’année prochaine, permettra d’augmenter de 8 % la capacité de production électrique du pays.
La Turquie achète 33 % de son gaz naturel à la Russie, et les Russes composent la majorité des touristes étrangers qui visitent le pays. Le pays n’a d’ailleurs imposé aucune restriction à l’aviation civile russe et a mis un corridor sécurisé à disposition.
“Déficit démocratique”
La Russie tente d’éloigner la Turquie de l’Otan depuis des décennies. On ignore à ce jour où se situera la Turquie dans la nouvelle architecture sécuritaire qui pourrait naître de la crise ukrainienne.
Ankara escompte actuellement un réchauffement des relations avec l’Union [européenne] après le rôle constructif qu’a joué le pays en Ukraine.
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Mais, ce qu’Erdogan ne voit pas, c’est que son pays souffre d’un déficit de démocratie et d’un piètre bilan sur la question de l’état de droit. Ankara conteste délibérément la validité des normes et des valeurs européennes. Ainsi, à rebours de ses engagements, la Turquie a fait savoir d’un ton crâne qu’elle n’exécuterait pas un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme [contre cet arrêt, un tribunal d’Istanbul a refusé le 21 mars de libérer l’opposant turc Osman Kavala, détenu sans jugement depuis 2017]. Cette attitude a d’ores et déjà donné lieu à l’ouverture d’une procédure d’infraction.
Si les erreurs passées de la Turquie l’ont potentiellement assagie, l’UE n’est peut-être pas prête à fermer les yeux sur les obligations [non respectées] d’Ankara, en dépit du rôle constructif que le pays joue à l’heure actuelle dans la crise ukrainienne.
Yasar Yakis
Courrier International, 6 avril 2022