« A une semaine d’élections-clés pour la Turquie, au cours desquelles Recep Tayyip Erdogan est plus menacé que jamais, l’opposition a tenu samedi un grand meeting festif dans un parc d’Istanbul » écrit Nicolas Bourcier dans le Monde du 7 mai 2023
Le grand meeting de l’opposition turque, organisé en soutien au candidat Kemal Kiliçdaroglu, qui défie le président Erdogan lors de la prochaine élection présidentielle – la plus difficile que ce dernier ait eue à disputer depuis son arrivée au pouvoir il y a deux décennies –, a commencé dans le calme, samedi 6 mai, dans le parc de Maltepe, au bord de la mer, à 17 h 30. Il s’est terminé tard dans la nuit en musique et en danse dans une ambiance de fête, la foule des participants refusant de quitter les lieux, comme si rien ne devait interrompre cette dernière ligne droite avant l’élection du 14 mai.
Pour la première fois en vingt ans, le chef de l’Etat et candidat sortant, Recep Tayyip Erdogan, n’est pas donné favori dans les sondages, et le public de cette soirée entend bien maintenir la pression jusqu’au scrutin. Partout, des pancartes et des banderoles colorées, souvent avec humour et malice, contre la vie chère, l’inflation, la corruption, la répression, le manque aussi de démocratie, d’enseignants et de logements.
Jeunes, vieux, hommes et femmes, voilées ou non, kurdes, alévis et sunnites, conservateurs et laïcs, de gauche, de droite et nationalistes, c’est tout le peuple d’Istanbul opposé au président et à son pouvoir qui est venu entonner à tue-tête le slogan « droits, loi et justice ! ».
« Compter les votes un par un »
Avant de donner la parole, à tour de rôle, aux leaders des six formations politiques membres de la coalition d’opposition (« Table des Six »), un orateur a énuméré, dans un silence pesant, la longue liste des villes touchées par le tremblement de terre du 6 février dans les régions de Maras et Hatay. Temel Karamollaoglu, chef de file du Parti de la félicité (Saadet Partisi) et pionnier de l’islam politique en Turquie, est arrivé le premier sur la scène, envoyant un message fort à une partie de l’opinion publique sensible à ce signe d’alliance entre laïcs et conservateurs. « Nous connaissons vos problèmes, a-t-il lancé, nous avons préparé des projets et des principes qui parviendront à les guérir dans les tout prochains mois. Nous ne faisons pas que des promesses. Nous traiterons tous les problèmes, en particulier de la justice. »
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Mansur Yavas, le maire d’Ankara, membre de l’aile la plus droitière et nationaliste du Parti républicain du peuple (CHP), la principale formation de l’opposition emmenée par Kemal Kiliçdaroglu, s’est gaussé du gouvernement au sujet des récentes présentations, aux tonalités très martiales, des dernières innovations de la marine et des entreprises de l’armement turc, reprises dans les clips de campagne du candidat président. « Nous allons aux élections, mais on ne comprend pas vraiment de quel genre d’élection il s’agit… Le pouvoir, en place depuis plus de deux décennies, au lieu d’expliquer ce qu’il a fait et de présenter ses nouveaux projets et ses nouvelles promesses, nous montre des chars, des fusils et des navires. Faisons-nous des élections ou allons-nous à la guerre ? » Il ajoute : « Ils ne veulent pas que la vérité soit dite. Ils ont peur, peur d’être tenus pour responsables. »
L’arrivée du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, est ensuite applaudie par un public enthousiaste. « La Turquie change et le peuple est en train de gagner. Ils ont dit qu’il y avait eu des fraudes aux élections municipales d’Istanbul [en mars 2019] et ils les ont annulées. Les électeurs leur ont donné une leçon encore plus forte [Imamoglu a été élu avec 800 000 voix d’écart en juin]. Nos citoyens leur ont appris à compter les votes un par un », a-t-il lâché en forme de mise en garde contre d’éventuelles manipulations lors des scrutins à venir.
Le « fléau » de l’inflation
Le chef du parti DEVA, Ali Babacan, ancien ministre des finances d’Erdogan, est monté sur la scène avec un billet de 200 livres turques (près de 9,30 euros) à la main. « Chers Istanbuliotes, vous êtes parmi ceux qui subissent le plus la pauvreté dans ce pays. Ce billet valait 134 dollars en 2009 lorsqu’il a été mis en circulation. Aujourd’hui, il n’en vaut même pas 10… Qui a volé 124 dollars ? Cette inflation est un fléau. Dans six mois, nous mettrons fin au climat de crise actuel », assure-t-il. Le public, en chœur, lance un « Pomme de terre, oignon, au revoir Erdogan ! », le slogan devenu l’hymne contre la vie chère. Les oignons, dont l’envolée des prix résume à elle seule les difficultés qui affectent la vie quotidienne dans le pays, sont devenus la métaphore du ras-le-bol turc face au pouvoir actuel.
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Avant de passer le micro à Kemal Kiliçdaroglu, Meral Aksener, la présidente du Bon Parti (Iyi Partisi) et égérie de la droite nationaliste, a fustigé le gouvernement pour « ses milliards détournés des caisses de l’Etat et ses réseaux de corruption » liés aux secteurs de la construction et des travaux publics. Avec force, elle a appelé à voter pour le candidat unique de la coalition d’opposition, mais pour son propre parti au scrutin législatif.
Il est 20 heures passées et le chef de file du CHP, accompagné de son épouse, est accueilli par des applaudissements nourris et des « Tayyip voleur », repris par une bonne partie de la foule. Kemal Kiliçdaroglu lance : « Je sais où ils ont mis l’argent, je saurai le retrouver. » Il ajoute, d’un même ton déterminé : « Aucun enfant n’ira au lit affamé dans ce pays, aucune famille pauvre ne verra son électricité, son eau et son gaz coupés. Nous vivrons en paix ensemble. Je serai le président de 85 millions de personnes, je le promets, et sans aucune discrimination. »
Et puis ceci : « Ils ont beaucoup polarisé le pays, ils ont remis en question l’identité de nos citoyens, de nos proches et de nos voisins. Ils ont amené les gens à remettre en question leurs croyances. Je le redis, nous ne ferons aucune discrimination. J’apporterai le printemps et la paix dans ce pays. Nous allons retrouver la lumière. » La scène se vide, la nuit est venue depuis longtemps. Devant les portes du parc de Maltepe, les musiques et les danses viennent, elles, à peine de commencer. Dimanche, de l’autre côté du Bosphore et à bonne distance, la mégapole s’apprête à accueillir l’autre grand meeting de ces élections, celui du président sortant Erdogan.