La banque centrale turque devait se réunir, jeudi, pour envisager une augmentation de son taux directeur afin d’enrayer la chute de la monnaie. Entreprises privées, banques et institutions publiques se fournissent en devises sur le marché au change de gré à gré informel. Nicolas Bourcier dans Le Monde du 21 juin 2023.
Il a la voix creusée par les cigarettes et le débit lent de ceux qui ont appris à apprécier les rares moments de calme d’une vie par trop cabossée. Umit, la quarantaine bien entamée, exerce la profession d’agent de change officieux au grand bazar d’Istanbul, l’un des plus anciens et des plus grands centres commerciaux au monde. Il ne donnera ni son nom ni ses commanditaires, par souci de tranquillité. « En cette période de tension économique et de baisse historique de la livre turque, glisse-t-il, il est préférable de ne pas tout dire. »
Il vient ici tous les jours, excepté les dimanches, au coin de cette minuscule ruelle Altincilar que tout le monde appelle l’« Ayakli borsa », la « Bourse ambulante ». Ils sont plusieurs dizaines d’hommes comme lui, debout, téléphone à l’oreille, à s’époumoner et faire des signes de la main pour vendre ou acheter des devises dans ce marché noir à ciel ouvert, devant les passants et touristes ébaubis. L’endroit, avec ses enchevêtrements de boutiques d’or, d’antiquités et ses bureaux de change, est devenu, ces derniers mois, le nouveau centre opérationnel de la finance, le lieu où le commerce de l’argent et son cours se règlent sur le pavé, verbalement et de gré à gré.
Entreprises privées, commerçants, banques et institutions publiques s’y pressent à travers leurs intermédiaires en quête de devises. On parle de plusieurs millions négociés quotidiennement. Durant les semaines qui ont précédé l’élection présidentielle des 14 et 28 mai, la banque centrale turque elle-même a fait transporter, chaque jour, 5 milliards de livres au grand bazar, d’après le journal financier online Ekonomim, afin de les échanger contre des dollars, près de 260 millions (238 millions d’euros) selon les taux de l’époque. Depuis, la monnaie nationale a continué sa chute, enregistrant sa pire dégringolade depuis 1999.
Réserves de change épuisées
« A chaque crise, il y a un peu plus d’animation et de transactions, explique Umit. Le manque de liquidités est le grand problème du moment. Ankara, après avoir incité les banques à bloquer la demande intérieure en devises fortes, semble avoir relâché le contrôle du marché des changes après la nomination du nouveau gouvernement. C’est plutôt bon signe et annonciateur d’une hausse prochaine des taux d’intérêt, indispensable pour stabiliser le marché. Mais, en attendant, la livre dévisse et nous, on vend le dollar chaque jour un peu plus cher qu’au cours officiel. »
Dans les trois semaines qui ont suivi la réélection du président Recep Tayyip Erdogan, la monnaie nationale a chuté de 16 % par rapport au billet vert, selon l’agence de notation américaine Fitch. La situation s’est à peine stabilisée ces trois derniers jours. La banque centrale a dépensé près de 30 milliards de dollars pour soutenir la livre entre le 1er janvier et le scrutin présidentiel. En 2022, les autorités turques ont injecté, selon Bloomberg, près de 180 milliards de dollars pour soutenir la monnaie nationale. Insuffisantes, toutes ces interventions ont eu pour résultat d’épuiser les réserves de change. Elles sont devenues négatives pour la première fois depuis 2002.
Dès le lendemain de l’élection, la livre a atteint un record historique de change, s’établissant à 1 pour 20 face au dollar. Il est aujourd’hui à 23,50. « Mais il y a des transactions qui s’effectuent à 25 ou 28 en prévision des cours à venir, et cela ne fait qu’empirer les choses », précise l’expert.
« Rassurer les marchés »
Son voisin opine du menton. Lui non plus ne dira pas son nom. La cinquantaine, il a connu l’effondrement de la livre de 2021, les secousses de 2020 et 2018. « La Bourse ambulante existe depuis l’Empire ottoman, elle a connu de grandes tensions et moult crispations, mais certainement rarement comme celle-là », sourit-il d’un air entendu. Et d’ajouter : « L’histoire de la Turquie fourmille d’exemples de dévaluation et de crises monétaires, mais vu l’état de l’inflation, de la dette, du peu d’investissements étrangers et la pauvreté des ménages, il est temps de retrouver une stabilité, sinon on aura le FMI sur le dos. »
Les deux hommes disent attendre beaucoup du nouveau ministre du trésor et des finances, Mehmet Simsek, un ancien membre du gouvernement et ex-économiste de la banque Merrill Lynch, respecté des investisseurs et des marchés. Lui-même a longtemps hésité avant d’accepter le poste. Une nomination largement interprétée comme les prémices d’un retour à des politiques orthodoxes qui permettraient d’assainir l’économie du pays. Le président Erdogan, critique de longue date des coûts d’emprunt élevés, a poussé à de nombreuses reprises la banque centrale à réduire ses taux, passant de 19 % il y a deux ans à 8,5 % peu avant les dernières élections.
Selon de nombreuses sources, l’annonce d’une augmentation du taux directeur devrait avoir lieu jeudi 22 mai, après une réunion de la banque centrale. Le chef de l’Etat aurait cédé, après une longue réunion avec son ministre. « Le tout est de savoir de combien ils vont remonter les taux, quelques points ne suffiront pas à rassurer les marchés, prévient Umit. Cela permettrait à peine de desserrer l’étau sur les liquidités. » Sur les places financières ou ici, à ce coin de rue du grand bazar.