L’allégresse suscitée dans le pays par la victoire des « Sultanes du filet » à l’Euro 2023 de volley féminin n’a pas empêché la recrudescence des attaques, sur les réseaux sociaux, de groupes d’extrémistes religieux qui conspuent le mode de vie des joueuses. Le 14 Septembre 2023, écrit par Nicolas Bourcier, paru dans Le Monde.
« Que la victoire est belle ! », ont clamé les Turcs au retour des joueuses de l’équipe nationale qui ont remporté, à Bruxelles, l’Euro 2023 de volley féminin. Pour la première fois de son histoire, le pays venait de décrocher un titre majeur dans une grande compétition internationale. L’année du centenaire de la République fondée par Mustafa Kemal, quel symbole !
A leur descente d’avion, lundi 4 septembre, à Istanbul, la fête que le peuple turc a réservée à son équipe a renvoyé l’image d’une communion nationale dans la liesse avec une jeunesse diverse, remplie d’euphorie et de joie de vivre. Partout des drapeaux et des fleurs. La veille au soir, le président Recep Tayyip Erdogan s’était fendu d’un message enthousiaste sur X(ex-Twitter) saluant l’exploit des joueuses et reprenant le surnom dont elles ont hérité : « Je félicite de tout cœur notre équipe féminine de volley-ball, les “Sultanes du filet”, qui nous ont tous rendus fiers. »
Même le New York Times a parlé d’une « victoire qui s’est transformée en une rare source de fierté nationale, séduisant au-delà des divisions sociales du pays (…), un succès bienvenu pour une Turquie aux prises avec une inflation vertigineuse, une polarisation extrême et une reprise difficile après les séismes dévastateurs de février ».
Seulement, voilà. Les démons de la politique et de la morale n’étant jamais bien loin en Turquie, l’allégresse n’a duré qu’un temps. Harcelée depuis des mois par des groupes d’extrémistes religieux et ultraconservateurs, l’équipe a eu beau reposer un pied sur le sol turc avec une coupe dans les bras, le flot de messages haineux sur les réseaux sociaux a redoublé de violence, reprenant l’offensive comme si de rien n’était.
« Contraire aux valeurs de la société turque »
Principale cible de ces attaques, la joueuse star Ebrar Karakurt. Longtemps, elle a été qualifiée de « honte nationale » par Yeni Akit, quotidien islamo-conservateur et progouvernemental, connu pour ses éditoriaux incendiaires. L’attaquante, ouvertement gay, avait posté sur ses comptes des photos d’elle posant de façon affectueuse entourée d’autres jeunes femmes. Le journal n’a eu de cesse de vilipender « son style de vie contraire aux valeurs de la société turque » et de demander, en vain, son renvoi de l’équipe.
Alors que la joueuse était à peine arrivée à Istanbul, Ihsan Senocak, prédicateur au plus d’un million d’abonnés sur X, a tenu à la mettre en garde, rappelant que « le drapeau porte le sang de tous les martyrs » et qu’il n’a rien à faire « sur des personnes LGBT ». En 2021, alors que l’équipe de volleyball participait aux Jeux olympiques d’été de Tokyo, ce défenseur intraitable du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation au pouvoir depuis vingt et un ans, s’était déjà illustré en critiquant les joueuses pour leur comportement qui, selon lui, s’écarterait de la conception de la femme musulmane. « Fille de l’islam ! Tu n’es pas la sultane des aires de jeux, avait-il tweeté, tu es la sultane de la foi, de la chasteté, de la décence et de la modestie. »
La charge est lourde, le contentieux révélateur de cette ligne de fracture qui épouse la vieille querelle séparant le pays entre laïcs et promoteurs d’un islam toujours un peu plus présent au quotidien. Le visage de deux Turquie face à face et à bout portant, avec un terrain de volley-ball aujourd’hui comme zone d’affrontement.
Chaque match des « Sultanes du filet » est retransmis à la télévision publique. Les joueuses sont des vedettes, admirées par des cohortes de fans, scrutant à la loupe leurs nouvelles coupes de cheveux ou spéculant sur leurs compagnonnages amoureux. Face aux attaques, ces fans louent leur force émancipatrice dans une société où de nombreuses femmes estiment qu’elles sont encore loin d’avoir atteint l’égalité sociale.
A Istanbul, la passeuse de l’équipe, Cansu Ozbay, a lâché : « En tant que femme turque, je suis fière de hisser notre drapeau à l’occasion du centenaire de notre République. » Sur X, Ilkin Aydin a ajouté : « Puisse cette victoire être un cadeau pour toutes nos femmes, nos filles et toutes celles et ceux qui suivent encore le chemin d’Atatürk. »
« Arrête de dire n’importe quoi, Abdulhamid »
A sa manière, Ebrar Karakurt a répondu à une salve de critiques d’un ton tout aussi assuré. Peu avant la finale de Bruxelles, un utilisateur de X, nommé Abdulhamid Denge (36 000 abonnés), lui avait adressé la mise en garde suivante : « En tant que Turcs musulmans, nous te tolérons… » A quoi elle réplique en postant une photo sur laquelle elle porte une pancarte où il est écrit : « Arrête de dire n’importe quoi, Abdulhamid. »
Nouvelles passes d’armes, insultes et émois. De nombreux conservateurs à la vertu majuscule ont vu, sans rire, dans la réponse d’Ebrar une attaque délibérée contre le sultan et calife Abdülhamid II (1842-1918). Surnommé le « Sultan rouge » pour sa sanguinaire répression de toute opposition libérale, ainsi qu’envers les Arméniens et les autres minorités chrétiennes, cet inventeur du panislamisme est redevenu, ces dernières années, une figure qui fascine les cercles du pouvoir. Recep Tayyip Erdogan, en personne, a vanté sa politique et évoqué, au cours d’un meeting, la « tristesse » de l’assassinat du sultan, alors qu’il fut simplement détrôné.
En pleine polémique, le président a décidé de reprendre la parole, deux jours après son tweet de félicitation. Le message est moins enthousiaste. Plus elliptique, aussi : « Malheureusement, nous constatons que certains tentent de transformer des domaines tels que la culture, les arts, le sport, qui devraient tous nous unir autour de nos valeurs communes, en outils de défaite et de désordre. » Il ajoute : « Tout le monde, qu’il soit citoyen turc ou non, doit respecter pour tout individu son droit d’exister, son droit d’expression et son droit de vote. » Et puis ceci : « Notre lutte contre les mentalités, les abus et les déviances sociales qui se cachent derrière ces cas enragés de minorités qui refont surface, de temps en temps, ne cessera de se poursuivre. »
Le propos est à double tranchant, dans une formulation dont Recep Tayyip Erdogan a le secret. Il rappelle aussi de façon implicite ses discours de campagne, lors de la présidentielle de mai, durant lesquels il a abondamment insisté sur « le caractère sacrée de la famille pour la Turquie » et multiplié ses attaques contre les personnes LGBT, les qualifiant de « déviants » qui « se propagent comme la peste ». Ebrar Karakurt et ses coéquipières ont, elles, donné rendez-vous aux Jeux olympiques de Paris en 2024. Le chemin s’annonce long et sinueux.
Le 14 Septembre 2023, écrit par Nicolas Bourcier, paru dans Le Monde.