Samedi 25 mars, à 18h, l’Arménie affronte la Turquie pour sa première rencontre des qualifications à l’Euro 2024. À Erevan, l’ambiance s’annonce bouillante. Théo Sivazlian rapporte dans Le Figaro du 24 mars 2023.
Ils sont prêts. Cortège autour du stade Vazgen-Sargsian, fumigènes, banderoles, chants, drapeaux, tifo géant… Le First Armenian Front (FAF), principal groupe d’ultras arméniens, promet du grand spectacle pour le match entre l’Arménie et la Turquie. Un entraînement ouvert au public – chose qui n’était pas arrivée depuis des années côté arménien – a déjà donné le ton lundi 20 mars, avec la présence de centaines de supporters, jeunes et moins jeunes. Tous étaient là pour rappeler l’importance capitale, presque vitale, que revêt cette opposition. À Erevan, comme dans la diaspora, l’antagonisme avec la Turquie demeure élevé.
L’histoire tragique du peuple arménien est intimement liée à celle de son voisin. D’abord, par le génocide perpétré en 1915 sous l’impulsion de Talaat Pacha, un des principales figures du gouvernement des Jeunes-Turcs. Génocide toujours non reconnu à ce jour par la Turquie, ce qui exacerbe les tensions. Puis, par le soutien moral, financier et armé affiché aux «frères» d’Azerbaïdjan, dans la guerre des 44 jours du Haut-Karabakh (Artsakh en arménien, NDLR), perdue par l’Arménie. Deux évènements traumatisants, qui forgent une haine durable. Viscérale. Chevillée au corps.
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Ce n’est d’ailleurs pas anodin si la FIFA a décidé d’interdire le déplacement des supporters turcs en Arménie : les risques de débordements sont trop grands. Mais est-il possible et cohérent de s’attendre à la même chose sur le terrain ? Que le contexte environnant prenne le pas sur le jeu ? Possible. Du moins, dans les premières minutes, suppose-t-on, où l’intensité physique risque d’être élevée. Et ça, Oleksandr Petrakov s’en méfie. Le nouveau sélectionneur ukrainien de l’Arménie, qui va connaître son baptême du feu devant une foule survoltée – près de 15.000 supporters sont attendus, guichets fermés -, a appelé ses joueurs en conférence de presse «à se concentrer sur le terrain.»
La jeunesse arménienne au pouvoir
Sacré champion du monde U20 avec l’Ukraine en 2019, une jolie prouesse, Petrakov a été choisi par la fédération arménienne pour permettre à une jeune génération locale d’émerger (Mkrtchyan, Ghazaryan, Ghubasaryan, Serobyan…) mais également, pour convaincre de nouveaux joueurs de rejoindre l’équipe nationale. Pari réussi pour trois d’entre eux. Débarque ainsi Nair Tiknizyan, défenseur gauche confirmé du Lokomotiv Moscou, âgé de 23 ans ; Georgi Harutunyan, défenseur central espoir du FK Krasnodar, âgé de 18 ans ; et le plus prometteur, Grant-Leon Ranos, avant-centre de la réserve du Bayern Munich, âgé de 19 ans, qui a inscrit 16 buts et délivré 8 passes décisives toutes compétitions confondues cette saison.
Des joueurs qui, s’ils ne résonnent pas (encore ?) à l’échelle du football mondial, démontrent l’attractivité grandissante de l’Arménie sur la scène footballistique, après deux ans et demi de travail sous les ordres de Joaquin Caparros. Et Henrikh Mkhitaryan, dans tout ça ? Le meilleur joueur de l’histoire de l’Arménie a pris sa retraite internationale il y a un an, en mars 2022. Si certains espéraient que l’arrivée de Petrakov sur le banc le pousse à revenir en sélection, il n’en sera rien. «Micki» n’a même pas pris la peine de lui signifier son refus en personne, mais plutôt à Roman Berezovsky, entraîneur des gardiens arméniens. Dont acte. La relève est déjà là, et a un nom. Celui d’Eduard Spertsyan, élu meilleur joueur arménien en 2022.
Le «petit prince» – comme le surnomment affectueusement les supporters – âgé de 22 ans, évolue au poste de milieu offensif chez l’actuel huitième du championnat russe, le FK Krasnodar. Fort d’un double-double (11 buts marqués et 10 passes décisives réalisées), Spertsyan suscite l’attention de nombreux clubs européens. Monaco, l’AC Milan, Newcastle, Schalke 04 ou encore le PSV Eindhoven seraient prêts à débourser environ dix millions d’euros pour s’attacher ses services. Capitaine en devenir de la sélection, Spertsyan possède un esprit patriotique puissant et sincère.
«Diplomatie du football»
Dès 2021, il n’a pas hésité à choisir l’Arménie au lieu de la Russie, autre pays pour lequel il aurait pu jouer, et aime afficher sur les réseaux sociaux son amour de l’«Havaqakan» (l’équipe, en arménien, NDLR). Pièce maîtresse du 4-3-3 probable de Petrakov, Spertsyan va tenter de mener l’Arménie à la victoire face à la Turquie, bientôt 15 ans après la dernière confrontation entre les deux nations. Une confrontation qui, déjà, entre 2008 et 2009, avait beaucoup fait parler sous le nom de «diplomatie du football.» La visite éclair à Erevan du président turc Abdullah Gül, et celle à Bursa du président arménien Serge Sarkissian, pour assister aux rencontres aller et retour, laissait augurer à l’époque l’espoir d’une normalisation entre les deux pays.
Dans la foulée, des accords furent même signés à Zürich, en Suisse, en octobre 2009, fixant un calendrier pour le rétablissement de relations diplomatiques et l’ouverture des frontières. En vain : celui-ci n’a jamais été respecté. Un rendez-vous manqué ? Sûrement, diront certains. Depuis, si quelques personnalités politiques tentent d’instaurer un dialogue turco-arménien, à l’instar de Garo Paylan, député du Parti démocratique des peuples (HDP), l’Arménie et la Turquie ne se sont peu ou pas rapprochées. La fameuse «diplomatie du football» va-t-elle à nouveau jouer à plein, alors que se profile l’élection présidentielle le 14 mai prochain en Turquie ? Une Turquie qui, sportivement, demeure la favorite incontestée de ce rendez-vous, s’appuyant sur des joueurs reconnus tels que Cengiz Ünder (OM), Zeki Çelik (AS Roma), Cenk Tosun (Besiktas) ou encore Enes Ünal (Getafe).
Mais entre l’atmosphère hostile à l’extérieur, «la façon dont le tremblement de terre a affecté nos joueurs» dixit Stefan Kuntz, sélectionneur allemand de la Turquie, et «le fait que le Ramadan commence», les conditions de préparation des rouges et blancs ne sont pas optimales. L’Arménie peut croire en l’exploit, à condition de réaliser un match entier, d’une abnégation et d’une vaillance sans limites. Seule cette mentalité rendra fier tout un peuple qui, du Caucase à la France, en passant par les États-Unis, l’Argentine ou encore Chypre, porte en lui un amour inconditionnel à sa patrie. À son «Hayastan» (Arménie en arménien, NDLR).