Les Arméniens cherchent à fuir le Haut-Karabakh depuis que Bakou a repris la main sur cette région du Caucase. Selon les chiffres officiels, 13 000 réfugiés étaient déjà arrivés en Arménie mardi.
Le 26 Septembre 2023, signé par Faustine Vincent, paru dans Le Monde.
Le panneau surgit le long de la route qui serpente à travers les montagnes d’Arménie : « Artsakh » – « Haut-Karabakh », en arménien. La flèche indique le chemin, d’une apparente facilité : pour y accéder, il suffit de tourner à droite. Mais moins d’une semaine après l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan sur l’enclave séparatiste et la capitulation, le 20 septembre, des autorités autoproclamées, le panneau apparaît déjà comme le vestige d’une époque révolue. Depuis que Bakou a repris la main sur cette région du Caucase, qui échappait à son contrôle depuis plus de trente ans, les quelque 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh fuient en masse, effrayés par l’arrivée des Azerbaïdjanais, et conscients qu’il s’agit d’un voyage sans retour.
Selon les chiffres officiels, plus de 13 350 réfugiés étaient déjà arrivés en Arménie mardi 26septembre, et les autorités s’attendent à un exode massif. Le premier ministre arménien, Nikol Pachinian, a annoncé que le pays accueillerait « avec le plus grand soin [ses] frères et sœurs du Haut-Karabakh ». Depuis les premières évacuations, dimanche, les voitures arrivent par grappes au poste de contrôle arménien de Kornidzor. Le village est situé près de l’entrée du corridor de Latchine, la seule route reliant l’Arménie à l’enclave disputée, reconnue internationalement comme appartenant à l’Azerbaïdjan, mais peuplée en majorité d’Arméniens. Erevan entend réguler au mieux l’afflux, loin du chaos qui règne de l’autre côté. A Stepanakert, la capitale de la région séparatiste, les embouteillages sont si importants qu’ils empêchent « d’évacuer les blessés graves et d’apporter de l’aide médicale et humanitaire », a averti le défenseur des droits du Haut-Karabakh, Gegham Stepanyan. La situation s’est encore aggravée lundi soir avec l’explosion d’un dépôt de carburant, faisant plus de 200 blessés, selon les autorités séparatistes.
Six nuits dans la voiture
Au poste de Kornidzor, des centaines de véhicules, à l’arrêt, s’étirent le long de la route. Les familles des habitants de l’enclave attendent depuis des heures, parfois des jours, l’arrivée de leurs proches. Arayik Sarkissian, 33 ans, tue le temps en nettoyant sa voiture, cigarette aux lèvres et une quinzaine de bidons d’essence à ses pieds. « Je vais les donner aux gens qui n’auront pas assez de carburant pour partir », explique le jeune homme. Arrivé à 6 heures du matin, il se prépare à passer la nuit dans son véhicule en attendant que ses parents puissent sortir de Stepanakert.
Jrahars Petrossian, elle, vient tout juste d’évacuer. Cette Arménienne du Haut-Karabakh sort de la voiture avec ses enfants et sa mère, l’air hagard. La famille a dormi pendant six jours à l’intérieur du véhicule, en attendant la réouverture du corridor de Latchine. Le coffre est vide : « On n’a pas eu le temps de faire nos bagages », explique la mère de Jrahars, Evelyna Akopian, encore en chaussons. La famille a fui Martakert quand les Azerbaïdjanais ont encerclé la ville. « Les tanks étaient tout autour », frémit Jrahars en serrant dans ses bras ses filles de 5 et 8 ans. Elle essuie ses larmes et se tourne vers sa mère. « Maman, tu crois qu’on pourra revenir dans notre village un jour ? » « Non ma chérie, je ne pense pas. » Le maire de Martakert a annoncé lundi que le village s’était « entièrement rendu » et était désormais « vide ». En Azerbaïdjan, les médias ont montré les soldats accrochant le drapeau national à l’entrée de la ville.
En Arménie, la « réintégration pacifique » de la population du Haut-Karabakh promise par le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, ne convainc personne. Tous les réfugiés ont entendu parler d’exactions après leur départ. Gegham Stepanyan s’alarme face au discours de haine antiarménien qui envahit les chaînes Telegram azerbaïdjanaises lesquelles « encouragent les gens à retrouver, tuer, torturer et violer les habitants d’Artsakh, offrant même de l’argent pour cela ». Mhkitar Sarkissian, entassé avec sa famille dans sa vieille Lada bleue le long de la route de Kornidzor, sous la pluie, a réussi à fuir à temps. Mais dans son village, dans la région de Martakert, « les derniers habitants qui sont partis ont vu les Azerbaïdjanais détruire les khatchkar [des croix arméniennes en pierre], les églises, et brûler les maisons », assure-t-il.
« Trahison de la Russie »
La crainte d’un nettoyage ethnique est plus forte que jamais. D’autant qu’après la victoire de Bakou lors de la dernière guerre dans le Haut-Karabakh, en 2020, Ilham Aliev s’était vanté d’avoir « chassé [les Arméniens] (…) comme des chiens ». Le pays attendait cette revanche depuis plus de trente ans, lorsque l’Arménie, vainqueur de la première guerre (1988-1994), avait elle-même chassé des centaines de milliers d’Azerbaïdjanais et annexé les territoires autour de l’enclave. En 2020, la victoire d’Aliev était incomplète, puisqu’une partie du Haut-Karabakh restait sous contrôle des autorités séparatistes. Aujourd’hui, le président triomphe.
Sonnés, les réfugiés de l’enclave dénoncent la « trahison de la Russie ». Les quelque 2 000 soldats russes d’interposition – déployés dans le Haut-Karabakh depuis le cessez-le-feu du 9 novembre 2020, signé sous l’égide de Moscou – sont restés passifs lors de l’attaque éclair de Bakou. Le premier ministre arménien est, lui aussi, considéré comme un « traître » car, contrairement à 2020, il n’a pas envoyé d’aide militaire lors de l’offensive du 19 septembre, ni participé à l’accord de cessez-le-feu.
Aux yeux des réfugiés, la passivité de Moscou, accaparé par la guerre en Ukraine, scelle leur avenir : comment imaginer retourner vivre dans le Haut-Karabakh sous contrôle azerbaïdjanais sans protection ? « En 2020, on était revenus après les combats parce qu’on croyait que les Russes nous protégeraient, mais ils nous ont donné un coup de poignard dans le dos », s’indigne Evelyna Akopian.
La grand-mère s’engouffre dans l’une des tentes de la Croix-Rouge arménienne déployées à Kornidzor pour enregistrer les réfugiés et les aider à trouver un hébergement pour la nuit. Ses petites-filles, en doudoune rose, sont prises en charge par une psychologue, qui tente d’échanger quelques mots et leur tend des gâteaux. Les deux sœurs mangent en silence, l’air grave. « C’est horrible, confie la volontaire. Les gens arrivent terrorisés. Très peu parlent. Et puis, il y a l’incertitude : on va s’occuper d’eux quelques jours, mais après ? Ils n’ont nulle part où aller. »
« On revient de l’enfer »
Voilà plus de trente ans que les habitants du Haut-Karabakh vivent avec la guerre, ouverte ou larvée. « Ils disent qu’ils en ont connu quatre [en 1988-1994, 2016, 2020 et septembre 2023], mais que la récente offensive a été, de loin, la plus brutale, explique Yana Avenesian, coordinatrice au centre d’accueil de Kornidzor. Ils ont été attaqués de tous côtés, sans pouvoir communiquer ni s’abriter. » L’attaque a fait au moins 200 morts et 400 blessés, selon les autorités séparatistes, mais « on ne connaîtra probablement jamais le nombre exact », estime Yana Avenesian. Tout juste arrivée de la région de Martakert avec son bébé et son mari, Taguni Karapetian, 27 ans, se souvient de son angoisse en attendant le retour de son époux parti au front. « Beaucoup de femmes ont perdu leur mari et restent seules avec le corps, sans savoir quoi en faire,raconte-t-elle : tenter de partir avec ou l’enterrer là-bas, sans jamais pouvoir revenir ? »
A la nuit tombée, les réfugiés convergent vers Goris, la dernière ville arménienne avant le Haut-Karabakh, où un autre centre humanitaire a été installé Dans la rue, une famille, arrivée le matin, oscille entre le rire et les larmes. Ils s’étreignent, s’embrassent et se prennent en photo, étonnés d’être toujours en vie. « On revient de l’enfer, raconte le grand-père, 53 ans, venu de la région de Martakert. Grâce à Dieu, on a pu échapper à un génocide. »
Son beau-frère, Levon, a le bras en écharpe. Ce militaire de 48 ans, dont le nom n’est pas divulgué pour des raisons de sécurité, était au front quand il a été blessé par un bombardement. La famille a pris la fuite dans la précipitation, en tongs et chaussons. « On savait qu’Aliev voulait mettre les soldats en prison, explique Levon. Partir était risqué, mais rester aurait été encore plus dangereux. » Il a brûlé tous les documents prouvant qu’il est militaire. Aux checkpoints azerbaïdjanais, il a simplement montré son passeport, et menti sur sa blessure : « Oh, c’est rien, je me suis fait ça en réparant ma voiture. » Ils ont roulé jusqu’à Stepanakert et rejoint le flot de candidats au départ.
C’est la seconde fois que sa famille doit tout quitter. En 2020, ils avaient déjà dû abandonner leur maison à Hadrout, dans le sud-ouest, dont le territoire a été restitué à l’Azerbaïdjan après sa victoire. Ils ont rebâti leur vie à Martakert, convaincus de pouvoir rester sur ce bout de territoire montagneux, même morcelé, même encerclé par leurs ennemis. Les neuf mois de blocus imposé par l’Azerbaïdjan à partir de décembre 2022 et la récente offensive de Bakou ont vaincu leurs dernières illusions. « On a tout laissé derrière nous. Notre maison, notre troupeau, notre terre… tout », soupire Marine, 53 ans, la sœur de Levon. Elle a jeté la clé juste avant de passer en Arménie. « Je savais que, cette fois, je ne reviendrais pas. »
Le 26 Septembre 2023, signé par Faustine Vincent, paru dans Le Monde.