Fondateurs ou précurseurs il y a un siècle d’une entité étatique ou d’un modèle politique calqué sur l’Occident, les Ashkénazes d’Israël, les chrétiens du Liban tout comme les laïcs de Turquie, se retrouvent aujourd’hui presque marginalisés dans leurs propres pays, analyse le site libanais “Daraj”. Par Yasmine Ibrahim, Courrier International du 26 avril 2023.
Le Moyen-Orient connaît de grandes transformations qui vont bien au-delà du politique [ou de la géopolitique]. [Une transformation profonde de la structure sociodémographique dans certains pays est en marche depuis des décennies] comme en atteste le déclin des Ashkénazes en Israël, des chrétiens au Liban et des laïcs en Turquie.
Il s’agit d’un changement prodigieux, car ce sont ces groupes politiques, ethniques ou religieux qui ont fondé leurs États-nations respectifs. En Turquie, autour de la figure de Kemal Atatürk, chef militaire et fondateur de la République turque en 1923 ; au Liban, avec l’établissement, sous mandat français en 1920, du Grand Liban, et en Israël, à travers le Parti travailliste qui dirigeait le pays à partir de sa création en 1948.
Dans les trois cas, ces groupes voulaient calquer leur création étatique sur un modèle occidental. Ce n’est pas le lieu ici de juger de leurs réussites ou échecs. Ce qui nous intéresse, c’est le constat que tous les trois sont aujourd’hui en perte de vitesse, à cause notamment des évolutions démographiques.
Affaiblissement
Les laïcs turcs ont commencé à perdre leur position dominante en 2003, avec l’accession de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir, d’abord comme Premier ministre, puis à partir de 2014 comme président.
Même si les laïcs devaient remporter les élections [présidentielle et législatives, fixées au 14 mai prochain], cela ne signifiera pas un retour à la situation antérieure. Ne serait-ce que parce que l’armée a été brisée en tant qu’institution [gardienne des principes kémalistes]. Les laïcs ont même dû s’allier avec des islamistes “modérés” tels qu’Ahmet Davutoglu [ancien Premier ministre allié d’Erdogan, mais qui a rompu avec lui].
Au Liban aussi, les chrétiens se sentent en marge du pays dont ils ont été les fondateurs. Certains expliquent leur affaiblissement par la guerre civile qui fit rage de 1975 à 1990, d’autre part le rôle joué par la Syrie [pendant les années d’occupation de 1976 à 2005]. Mais aussi bien à la fin de la guerre civile qu’après le départ des troupes syriennes, le rétablissement de leur statut passé s’est avéré n’être qu’une chimère.
De même en Israël, où les Ashkénazes ont perdu leur rôle de premier plan par coups successifs. À commencer par la première défaite électorale du Parti travailliste en 1977, qui permit pour la première fois au Likoud d’accéder au pouvoir, sous le Premier ministre Menahem Begin.
Ensuite, par l’immigration des [Juifs arrivés des pays issus de l’ex-Union soviétique] et la hausse du nombre de Séfarades, qui s’est accompagné de l’accélération d’implantations de colonies [dans les Territoires palestiniens], ayant contribué à propulser des partis extrémistes − religieux et nationalistes − au pouvoir.
Sunnites d’Irak
On peut par ailleurs y voir une ressemblance avec la situation en Irak. Là-bas, ce sont les sunnites [qui avaient formé la colonne vertébrale de l’État moderne, depuis sa création en 1919 jusqu’à la chute de la dictature de Saddam Hussein en 2003, mais qui se trouvent depuis marginalisés].
Pire, ils n’ont pas trouvé leur place lors de la mobilisation révolutionnaire de 2019 à 2020, largement dominée par les chiites qui n’ont pas cru nécessaire de faire en sorte que la mobilisation transcende les clivages confessionnels.
Ce qui permet de faire un parallèle avec ce qui se passe aujourd’hui en Israël, avec les manifestations hebdomadaires contre Benyamin Nétanyahou et ses alliés extrémistes religieux, pour dénoncer le danger qu’il représente pour la démocratie, pour les prérogatives de la Cour suprême et pour les droits LGBTQI [ces manifestations sont majoritairement le fait des Ashkénazes.].
Même chose au Liban, où les chrétiens ont massivement participé au mouvement du 14 mars 2005 [pour réclamer le départ des troupes syriennes], puis à l’élan révolutionnaire de 2019 [contre la corruption et l’ensemble de la classe dirigeante]. Bien qu’ils ne le formulent guère de manière explicite, leur état d’esprit dominant est qu’il faudrait réviser l’ordre politique du Liban, avec des demandes qui vont de la décentralisation renforcée en passant par le fédéralisme et jusqu’à la partition du pays.
Affirmations identitaires
Même observation en Turquie, où les laïcs rechignent à prendre pleinement en compte les Kurdes, qui représentent pourtant un cinquième de la population. Cela s’est encore vu tout récemment, quand ils n’ont pas pu s’entendre avec le Parti démocratique des peuples (HDP), le plus grand parti kurde de Turquie.
Le fait est qu’ils se nourrissent beaucoup plus des échecs du président Recep Tayyip Erdogan que de leur capacité à combler le profond fossé qui les sépare des milieux croyants, à la fois dans les campagnes et parmi les populations d’origine rurale qui vivent dans les banlieues des grandes villes.
Un peu partout au Moyen-Orient, de bruyantes affirmations identitaires contribuent à la décomposition des États et menacent l’unité nationale. Et cela emporte sur son passage toute possibilité de porter un projet de transformation politique.
Par Yasmine Ibrahim, Courrier International du 26 avril 2023.