Observatoire de la Turquie Contemporaine avec Liberation, RFI et France Info, publié le 24 Mars 2021
Au sujet des mesures retentissantes sur la scène intérieure que le président Recep Tayyip Erdogan a multiplié en quelques jours l(tentative de fermer le parti pro-kurde HDP, abandon de la Convention d’Istanbul, affectation d’un nouveau directeur à la Banque centrale) différents média français ont chacun interviewé respectivement Nora Şeni, professeure à l’Institut français de Géopolitique, Ahmet Insel, politologue spécialiste de la Turquie et Didier Billon, directeur adjoint de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IFRI). L’Observatoire de la Turquie contemporaine présente ici leurs points de vue:
Didier Billion «Erdogan est un homme de “coups“»
Dans Liberation du 24 mars, Didier Billion a répondu aux questions de Hala Kodmani au sujet des menaces contre le HDP (pro-kurde), des raids aériens contre les forces kurdes en Syrie, au sujet du retrait de la Turquie de la Convention européenne de lutte contre les violences faites aux femmes (dite Convention d’Istanbul parce-que signée en 2011 à Istanbul), éviction du gouverneur de la Banque centrale :
« Comment expliquer la succession de décisions brutales prises par Erdogan ces derniers jours ?
Tout d’abord, c’est son mode de fonctionnement normal de créer des situations de crise et de tension, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de la Turquie. C’est un homme de «coups». Mais il faut regarder le contexte économique et sanitaire particulièrement mauvais que traverse le pays, suscitant le mécontentement dans l’opinion. Les plus récents sondages, ces dernières semaines, indiquent une baisse de la popularité du Parti de la justice et du développement (AKP), celui du Président, qui voit sa base sociale s’effriter. Sans aller jusqu’à considérer qu’il a un genou à terre, on voit qu’Erdogan tente de reprendre l’initiative.
En prenant des décisions contre le parti pro-kurde et contre les femmes ?
Pour résister à l’effritement de sa popularité, il s’appuie sur deux pare-feu. Le premier est l’alliance avec le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite), violemment anti-kurde, qui a permis à l’AKP de gagner de justesse les dernières municipales. Le deuxième relève de son logiciel de pensée consistant à flatter les plus conservateurs dans son électorat. D’où la dénonciation de la convention d’Istanbul contre les violences faites aux femmes, ce qui lui a valu le soutien des confréries islamiques.
Mais dans le même temps, ne mécontente-t-il pas une autre partie, jeune et féminine, de son électorat ?
En effet, comme on a pu le voir lors des manifestations du week-end dernier dans les villes turques, la mobilisation pour les femmes a été massive. Certes, les rassemblements étaient très organisés par les opposants habituels à Erdogan, mais une partie de l’électorat de l’AKP a aussi manifesté sa déception face à la décision sur la convention, y compris les femmes voilées, qui ne sont pas anti-féministes. Cette base que constituent les classes moyennes urbanisées s’écarte de plus en plus du parti présidentiel.
Et en quoi les nouvelles offensives contre le parti pro-kurde HDP servent sa stratégie?
C’est l’aspect le plus inquiétant des dernières décisions contre les députés du HDP. En arrière-fond, la politique offensive choisie par l’Etat turc pour gérer la question kurde est erronée. Si bien que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est devenu plus puissant aujourd’hui qu’il ne l’était au départ, dans les années 80. La rhétorique officielle présentant le HDP comme un cache-sexe du PKK a été contre-productive. Car si les liens entre les deux existent, on ne peut pas traiter comme «terroriste» un parti légal qui a recueilli 10% des voix aux législatives, avec des élus au Parlement. Il ne faut pas oublier que plusieurs maires élus du HDP dans les villes kurdes ont été démis de façon tout à fait arbitraire, et remplacés par des fonctionnaires. La grande crainte de l’AKP est de voir émerger une alliance électorale, même informelle, entre le HDP et le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), qui prendraient des sièges au parti présidentiel. Mais ce calcul est un leurre.
Quelle est l’urgence de provoquer ces tensions alors il n’y a pas d’échéance électorale proche ?
La force d’Erdogan, malgré tout, est de bien sentir les évolutions de sa société. Il réfléchit pour les deux ans qui viennent. Il saisit le moment où les tensions s’enveniment pour créer un rapport de force pouvant lui servir lors des élections de 2023. L’enjeu pour lui est d’autant plus vital que s’il perd, la justice risque de lui demander des comptes sur ses richesses et la corruption de son cercle. Un peu comme Nétanyahou en Israël. C’est une fuite en avant qui est à l’œuvre.
Des élections anticipées sont-elles envisagées ?
Le sujet n’est pas à l’ordre du jour, mais ce n’est pas impossible.
Qu’en est-il de la décision de démettre le gouverneur de la Banque centrale en aggravant la crise économique et financière ?
Le problème avec l’autoritarisme d’Erdogan aujourd’hui, c’est qu’il en est même venu à se considérer comme un économiste, alors qu’il n’y connaît rien. D’autant que nul ne peut contredire ses décisions, tant il n’est plus entouré que de courtisans. Il ne se rend pas compte qu’il vient de se tirer une balle dans le pied en voulant lâcher la bride à l’inflation. Celle-ci est un traumatisme ancien chez les Turcs. En outre, une partie importante de l’électorat gagnée par l’AKP grâce à la prospérité apportée aux classes moyennes va se méfier des nouvelles orientations économiques d’Erdogan.
Que peut-on attendre de lui à la veille d’un Conseil européen qui doit réexaminer les relations avec la Turquie ?
Le principal problème pour Erdogan, aujourd’hui, c’est l’inconnue concernant ses relations avec la nouvelle administration Biden. Il se sent moins à l’aise qu’avec Trump. Pour le moment, c’est une période de test dans les rapports américano-turcs. D’où, probablement, une volonté de calmer le jeu avec les Européens et de faire baisser les tensions pour ne pas risquer de sanctions. Cela a commencé, d’ailleurs, avec la reprise du dialogue avec Emmanuel Macron, après l’épisode de démonstration des biscoteaux.
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« Erdogan ne vise plus à élargir son électorat mais en consolide le noyau le plus conservateur, voire radical. D’où l’avancée dans le processus de désoccidentalisation » Nora Şeni
Sur RFI, dans l’émission Décryptage, Nora Şeni a répondu le 24 mars 2021 aux questions de Romain Auzouy au sujet des trois décisions du président turc qui lui ont attiré un flot de critiques ces derniers jours: « (…)Trois décisions destinées à satisfaire l’aile nationaliste de la coalition au pouvoir en Turquie. Face à la contestation, la politique du président Erdogan peut-elle se retourner contre lui ? Quelle doit être l’attitude de la Communauté internationale, et notamment de l’Union européenne qui sera réunie en sommet en fin de semaine ? «
« Comment dans un pays où dans les années 70, un médecin sur quatre était une femme, un avocat sur cinq était une femme, on en arrive aujourd’hui à sortir d’une convention qui protège les femmes des violences conjugales, des violences de toutes sortes. » Nora Şeni sur RFI
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Pour lire l’article de Nora Şeni sur le sujet, « L’inquiétante Turquie » publié dans Politique Internationale, hiver 2021 cliquez ICI
« La complaisance envers la Turquie vient surtout de l’Allemagne » Ahmet Insel
« La complaisance » envers la Turquie « vient surtout de l’Allemagne », a souligné mardi 23 mars sur franceinfo Ahmet Insel, économiste, politologue, maître de conférence à Paris. Il reprend ainsi le mot utilisé par Emmanuel Macron qui, dans une interview à France 5, regrette la « complaisance » de l’Union européenne à l’égard du président turc. Si « Angela Merkel est complaisante », c’est « essentiellement pour maintenir l’accord de coopération sur les réfugiés parqués en Turquie », analyse le politologue. Il souligne que la France est « un peu seule » dans sa critique de l’action de la Turquie en Libye, les Américains se montrent plutôt « très irrités sur l’achat par la Turquie des missiles sol-air russes S-400 ». Ahmet Insel est co-auteur du livre Le national-capitalisme autoritaire menace la démocratie, à paraître en avril.
Le blocage est notamment lié à la question des quatre millions de migrants parqués aux portes de l’Europe. La position « stratégique » est une « rente » dont « use et abuse » le président turc. Il en profite pour commettre des « exactions » contre les « droits de l’homme », selon Ahmet Insel.
franceinfo : La France peut-elle faire entendre sa voix à l’Otan ou est-elle seule dans sa position ferme face à Ankara ?
Emmanuel Macron a identifié comme problème majeur la confrontation avec la Libye. Là-dessus, la France est un peu seule, parce que les États-Unis ne sont pas aussi radicalement engagés du côté du régime de Haftar [le maréchal Haftar est l’homme fort de l’est de la Libye]. Mais en revanche, les États-Unis sont très irrités sur l’achat par la Turquie des missiles sol-air russes S-400, qui sont incompatibles avec l’armement de l’Otan et particulièrement avec l’aviation de l’Otan. Donc, il y a des conflits avec l’Otan et surtout avec les Américains sur ces questions-là et le conflit de la France avec la Turquie, il existe sur la Libye mais aussi sur la Syrie, mais aussi sur les explorations gazières de la Turquie en Méditerranée orientale, qui sont en conflit avec la République de Chypre et la Grèce. Par contre, j’attire votre attention sur la déclaration d’Emmanuel Macron, qui va être diffusée dans C dans l’air et a été enregistrée le 2 mars. Entre-temps, Emmanuel Macron et Angela Merkel ont envoyé leurs conseillers diplomatiques en Turquie, ils ont eu des négociations en vue de préparer le Conseil européen de cette semaine. Je ne sais pas s’il y a eu entre-temps des négociations aussi sur la question de l’Otan, je me méfie toujours du décalage entre les annonces publiques et les négociations directes. Les pays de l’Union européenne ne sont pas très clairs malheureusement, dans leur politique avec le Moyen-Orient, et particulièrement avec la Turquie.
Emmanuel Macron dit regretter la « complaisance » de l’Union européenne à l’égard du président turc. A-t-il raison d’employer ce mot de complaisance ?
La complaisance vient surtout de Merkel et de l’Allemagne. Aujourd’hui, l’Allemagne fait d’énormes pressions sur la Commission européenne et sur les pays de l’Union européenne pour maintenir un agenda positif dans les termes officiels avec la Turquie, essentiellement pour maintenir l’accord de coopération sur les réfugiés et les quatre millions de migrants qui sont parqués en Turquie.
« Cette tétanie de l’Union européenne face à une possible arrivée de réfugiés facilite évidemment la négociation de Tayip Erdogan, qui comprend toujours les questions avec des rapports de force. » Ahmet Insel à Franceinfo
Oui, Angela Merkel est complaisante de ce point de vue-là et bloque les possibilités d’une action plus vigoureuse de l’Union européenne par rapport à toutes les exactions des droits de l’homme. En l’espace de trois jours, depuis vendredi dernier, il y a eu une série de décisions prises unilatéralement par Tayyip Erdogan : demande d’interdiction du parti pro-kurde qui est le troisième groupe parlementaire, déchéance de députation de certains membres de ce parti, retrait de la convention dite d’Istanbul concernant la lutte contre les crimes visant les femmes, etc. Il y a une politique réactionnaire, patriarcale en Turquie, là-dessus je pense que l’Union européenne devrait avoir une attitude beaucoup plus ferme.
Ce sommet de l’OTAN va-t-il permettre, comme le souhaite Emmanuel Macron, de clarifier la place de la Turquie dans l’OTAN ?
Nous ne savons pas ce qui se passe dans le secret des négociations, quelles vont être les positions prises par chacun. C’est vrai que la dernière fois, le secrétaire général de l’Otan Jens Stoltenberg a eu pour la première fois une position plutôt ferme vis-à-vis de la Turquie, essentiellement sur la question des missiles S-400. Je crois que c’est le gouvernement Biden qui donne le « la ». Ils sont relativement irrités par l’attitude très « chaotique » d’une certaine manière de Tayyip Erdogan. Il y a plusieurs conflits. Le conflit syrien s’est encore aggravé ces derniers temps, il y a eu des bombardements des régions tenues par les Kurdes. Il y a eu des envois des fusées en contrepartie vers la frontière turque. Donc, je pense qu’il va y avoir des tensions. Mais vous savez, il y a déjà eu beaucoup de tensions et après une sorte de retour en arrière. Cette position stratégique de la Turquie est une rente dont Tayyip Erdogan use et abuse depuis très longtemps.
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