A l’origine des manifestations en Turquie, une jeunesse étudiante qui « n’a plus rien à perdre »/ Nicolas Bourcier/LE MONDE

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Une poignée d’étudiants, qui n’ont connu que le régime de Recep Tayyip Erdogan, ont été à la manœuvre dans les premières heures de la mobilisation contre l’arrestation du principal opposant du chef de l’Etat, Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul. Les manifestations se sont poursuivies lundi, pour la sixième journée consécutive.

Le Monde,le 25 mars 2025

Ils sont jeunes et déterminés. Ils n’ont connu que « lui », comme ils l’appellent. Lui, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à la tête du pays depuis plus de vingt-deux ans, une page qu’ils disent vouloir urgemment tourner. Cette poignée de jeunes gens a été à l’initiative de la fronde qui a déclenché l’embrasement spectaculaire du pays, où des centaines de milliers de personnes descendent dans les rues depuis six jours. Depuis l’arrestation, mercredi 19 mars, chez lui, du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, membre du très kémaliste et libéral Parti républicain du peuple (CHP), bête noire et principal rival du chef de l’Etat.

Il y a Deniz (tous les noms ont été modifiés à leur demande), 18 ans, étudiant en première année dans la faculté de communication à l’université d’Istanbul. Baris, 20 ans, fils d’enseignant et étudiant en sciences politiques à l’université de Galatasaray. Ebru, 20 ans aussi, inscrit en sociologie à l’université du Bosphore. Et Eda, 22 ans, en médecine dans la faculté privée Yeditepe.

Génération engagée

Ils se connaissent depuis quelques années. Rencontres dans les assemblées générales de partis de gauche, participation à des colloques et des réunions de défense des droits des femmes, des travailleurs, des précaires : tous les quatre font partie de cette génération engagée, plus radicalisée intellectuellement aussi. Ils sont membres ou proches du mouvement étudiant Sol Genç (nom de la formation jeunesse du Parti de gauche) et des différentes plateformes étudiantes très actives dans les campus.

L’élément mobilisateur a été l’annonce, la veille de l’arrestation du maire, de l’annulation de son diplôme par l’université d’Istanbul, qui lui avait délivré sa certification il y a plus de trente ans. La décision était redoutée, car, en vertu de la Constitution, tout candidat aux fonctions de chef de l’Etat doit justifier de quatre années d’études supérieures. Dimanche avait lieu le vote des adhérents du CHP pour désigner Ekrem Imamoglu, seul en lice, candidat à la prochaine élection présidentielle, prévue en 2028.

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Deniz et d’autres étudiants de leur collectif décident alors de lancer un appel, dans la soirée de mardi, pour une manifestation le lendemain, 13 heures, devant les portes de la cantine, l’Esnaf lokantasi, de l’université d’Istanbul. Le lieu est central, entouré de plusieurs facultés. Il est surtout symboliquement important, « puisqu’il représente le lieu même où Ekrem a obtenu son diplôme », ajoute Deniz.

Mercredi matin, les images des arrestations, non seulement du maire, mais aussi des dizaines de collaborateurs et élus, précipite l’action des étudiants. Toute la matinée, les échanges se font sur les groupes WhatsApp. Les classes ont chacune le leur et partagent les informations quasi en direct. Très vite, les autorités annoncent une interdiction de manifestation. Qu’importe, sans affiche ni pancarte, 600 étudiants se retrouvent ainsi à l’heure dite devant la cantine. L’appel lancé la veille se transforme en manifestation pour la libération du maire et de ses proches.

« Dès le début de la marche, les policiers ont bloqué la rue Süleymaniye, le trajet habituel des manifs, raconte Deniz. Leur cordon était important, mais de plus en plus d’étudiants étaient arrivés derrière nous. On a poussé, certains d’entre nous ont tenté de négocier avec les agents de police, en vain. Cela a duré quarante minutes, et là, on a repoussé et nous sommes passés. »

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La scène est filmée et les images deviennent virales en quelques minutes. « Cela a été comme une libération, poursuit Deniz. Il faut comprendre que le pays s’est réveillé ce jour-là comme dans un cauchemar. Toutes ces arrestations et puis, d’un coup, ces images de jeunes qui traversent ce cordon de policiers. C’était possible ! Cela a créé l’étincelle, comme une sorte d’énergie positive soudainement retrouvée. »

« Corruption et jeu de pouvoir »

La marche grossit, ils sont désormais 1 500 à déambuler et à essayer de convaincre commerçants et badauds de ce quartier animé de Beyazit de les suivre. Certains veulent aller à Taksim, la place iconique de la révolte de Gezi, en 2013, symbole des mouvements protestataires de ces dernières années dans le pays. Ce sera la place de la mairie d’Istanbul, à Saraçhane. « Lorsqu’on est arrivé, il n’y avait quasiment personne, se souvient Baris. Puis la place se transforme en meeting improvisé et le CHP lance un appel pour 20 h 30. On a eu l’impression qu’ils l’ont fait pour calmer le jeu et garder le contrôle sur tout ça. »

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A l’université du Bosphore, l’information du rassemblement de 13 heures a circulé via la plateforme du conseil des représentants des étudiants. Un groupe de 400 étudiants rejoint le quartier de Beyazit. Des pancartes sont faites à la va-vite : « Dictateur Erdogan », « Erdogan sans diplôme », ou encore « Le gouvernement doit démissionner ». Selon Ebru, « le soir, devant la mairie, il y avait 30 000 à 40 000 personnes ».

Le lendemain, les AG se multiplient. A Galatasaray, dans le salon Süslü, la plus grande salle de l’université, 300 étudiants appellent à la grève des cours. A l’université Yeditepe, les jeunes décident de se rendre à la mairie. « Trois mille étudiants vont débrayer, pour un établissement privé, c’est énorme », savoure Ebru. Quelques heures plus tard, devant l’entrée principale de l’université d’Istanbul, ils sont 10 000 à se serrer sur la place avant de rejoindre la mairie. Le soir, ils seront au total 200 000 personnes. Samedi, plus d’un million, selon le CHP.

Pour Deniz, l’effet papillon a fonctionné. « Depuis [les manifestations de] Gezi, dit-il, il y a eu des rassemblements avant la pandémie [de Covid 19] contre l’augmentation du prix du ticket de resto universitaire – un étudiant s’est même suicidé – ou contre la mise en place des administrateurs, envoyés par le ministère, à la tête des universités. Mais à aucun moment il n’y a eu une transmission politique de [l’esprit de] Gezi. Aujourd’hui, 80 % des jeunes mobilisés sortent pour la première fois dans la rue. »

« Je pense qu’on est arrivé à un moment où on n’a plus rien à perdre, ajoute Ebru. On n’a plus cette peur d’être fiché comme avant. La répression s’annonce forte, mais notre colère est immense et commence à peine à s’exprimer : les étudiants sont pauvres, certains ont faim, le niveau d’enseignement baisse. Il n’y a pas d’espoir dans ce système et ce gouvernement. Tout n’est que corruption et jeu de pouvoir où plus rien n’est sûr : prenez le diplôme d’Ekrem, si le pouvoir retire ainsi au maire le plus important du pays son titre, qu’en sera-t-il du mien ? »

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Eda, elle, sourit à l’idée de se retrouver à nouveau les jours prochains dans la rue avec autant de monde. « Bien sûr qu’Ekrem doit être libéré, évidemment que la critique envers les dirigeants doit augmenter, mais il nous faut aller bien plus loin encore. » Plus de 1 130 personnes ont été interpellées en six jours, selon le ministère de l’intérieur.

Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)

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