Dimanche 14 mai sera un jour d’élections en Turquie. Outre la présidentielle, les électeurs doivent choisir leurs députés pour les cinq prochaines années. L’universitaire et chercheur Nicolas Monceau décrypte les enjeux de ces législatives, qui se déroulent dans l’ombre du duel entre le président Erdogan et l’opposition. Par Elie Saikali France 24 du 7 mai 2023.
Erdogan sera-t-il réélu à la tête de la Turquie dimanche prochain ? Si l’enjeu monopolise l’attention à l’étranger, la présidentielle ne sera pas le seul scrutin à se dérouler le 14 mai. Les résultats des législatives, loin d’être secondaires, détermineront en grande partie les politiques menées dans le pays.
En Turquie, les législatives se déroulent en un seul tour. Les électeurs choisissent les 600députés qui composeront pour cinq ans la Grande Assemblée nationale, un parlement de type monocaméral (à une seule chambre). La Turquie compte 87 circonscriptions électorales, réparties dans 81 provinces.
Actuellement, la majorité à l’Assemblée est détenue par le bloc politique formé du Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan et de ses alliés du Parti du mouvement nationaliste (MHP).
France 24 fait le point sur les enjeux de ces législatives avec Nicolas Monceau, maître de conférences en science politique à l’université de Bordeaux, chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul et auteur de l’ouvrage « Turquie : un dilemme européen ? » (éd. de l’Aube et Fondation Jean-Jaurès, 2021).
France 24 : La présidentielle turque concentre tous les regards, mais les élections législatives auront lieu le même jour. En quoi ce dernier scrutin est-il aussi important ?
Nicolas Monceau : Ces élections, qui se jouent en un seul tour, sont très importantes. En fonction des résultats, elles détermineront les changements et les réformes politiques et économiques mises en œuvre par le prochain gouvernement. Elles détermineront également les rapports de force avec le futur président et la marge de manœuvre de ce dernier face au Parlement. Par conséquent, ces élections législatives sont fondamentales pour l’avenir politique de la Turquie.
Pour donner un exemple, l’opposition (incarnée par Kemal Kilicdaroglu) s’est engagée à abolir le système présidentiel. Mais pour cela, il aura besoin d’une majorité au Parlement pour pouvoir réformer la Constitution.
C’est la difficulté qu’a rencontrée l’AKP d’Erdogan pendant des années pour réformer la Constitution. Le parti ne disposait pas de la majorité requise pour atteindre le quorum nécessaire lors du vote des députés. En 2017, l’AKP a atteint le quorum (des trois cinquièmes des députés) avec le soutien des députés d’un parti allié, le MHP. Pour réformer la Constitution, il y a deux options : soit le vote des deux tiers des députés, soit le vote des trois cinquièmes des députés suivi d’un référendum – comme ce fut le cas en 2017.
Au-delà de la réforme constitutionnelle, c’est tout le programme politique de l’opposition qui ne pourra pas être mis en œuvre si elle ne dispose pas d’une majorité suffisante au Parlement.
Est-ce que les thèmes débattus dans le cadre des législatives et de la présidentielle sont les mêmes ?
Les programmes sont élaborés et défendus par des partis politiques. Qu’il s’agisse du parti au pouvoir ou des partis d’opposition, les candidats aux élections législatives défendent un programme qui est globalement le même que celui des candidats à l’élection présidentielle.
Au niveau national, les principales thématiques débattues sont les enjeux économiques et sociaux en raison de la crise économique profonde que traverse la Turquie, et le maintien ou non du système présidentiel. Il y a également des enjeux de politique internationale, mais au niveau local, on peut imaginer que ces derniers sont moins abordés.
Dans certaines régions de Turquie davantage touchées par la crise économique ou dans celles dévastées par le tremblement de terre du 6 février, les candidats aux élections législatives mettent davantage l’accent sur les enjeux qui touchent plus directement les habitants de ces régions. Par exemple : la reconstruction, la gestion de l’après-catastrophe, rétablir les logements et la vie quotidienne pour les personnes qui ont été déplacées…
On peut aussi supposer que, dans l’est du pays, les candidats de certains partis, en particulier prokurdes, défendent des enjeux qui touchent directement leur électorat, en l’occurrence, l’électorat kurde.
Peut-il y avoir une « cohabitation » si Recep Tayyip Erdogan est réélu à la présidence mais ne dispose pas d’une majorité au Parlement, et inversement ?
Oui, sur le papier, ça peut arriver. On peut avoir la réélection du président sortant et la perte de sa majorité au Parlement, au profit de l’opposition sous forme d’une coalition de plusieurs partis. Et inversement, le candidat de l’opposition peut également être élu à la présidence sans que la coalition majoritaire actuelle ne perde les élections législatives.
Une « cohabitation » aurait des conséquences très importantes sur le fonctionnement de la vie politique en compliquant fortement les relations entre les pouvoirs exécutif et législatif en Turquie.
Dans ce système présidentiel, en cas de « cohabitation », le président peut contourner le Parlement, en quelque sorte, en gouvernant avec des décrets lois. C’est ce qui a d’ailleurs conduit à affaiblir le rôle et l’influence du Parlement.
Et de la même façon, en cas de « cohabitation », si le Parlement vote une loi, le président peut décider de mettre son veto et de ne pas promulguer la loi. Mais cette dernière pratique ne serait pas nouvelle. On l’a vue durant les années 2000, lorsque l’AKP est arrivé au pouvoir en 2002 et a obtenu la majorité au Parlement, alors que le président était un laïc, Ahmet Necdet Sezer.