Chaque jour à 12 h 15, les professeurs de l’université du Bosphore, l’une des plus prestigieuse de Turquie, se réunissent en signe de contestation. Un rituel que la probable réélection d’Erdogan au second tour de la présidentielle, dimanche, ne devrait pas changer. Par Nicolas Bourcier dans Le Monde du 27 mai 2023.
Ils sont tous là sur la pelouse, debout, la toge de l’institution sur les épaules, à tourner le dos au bâtiment du rectorat. Certains tiennent des pancartes entre leurs mains, sur lesquelles on peut lire : « Nous n’acceptons pas ». A peine 2 ou 3 mètres séparent les uns des autres. Aucun bruit, pas un geste. Il est 12 h 15, et comme tous les jours à 12 h 15 précises, les quelque dizaines de professeurs présents ce jour-là sur le campus de l’université du Bosphore, le plus prestigieux établissement d’enseignement supérieur de Turquie, se figent en signe de protestation contre la nomination de leur responsable hiérarchique, imposé voilà plus de deux ans par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, et son gouvernement.
Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige, le rite est immuable. Sauf les week-ends, les jours fériés et les vacances, il se répète chaque jour pendant quinze minutes depuis plus de 850 jours. Depuis que la très grande majorité du corps enseignant de ce « Harvard turc », comme on l’appelle, a pris la décision collective d’entrer « en résistance » contre la mainmise du pouvoir sur les institutions académiques et le musellement méthodique des voix dissonantes orchestrés par les hommes forts d’Ankara. Certains le désignent comme le dernier et ultime îlot de contestation publique et collective du pouvoir en place. Peu avant le second tour, dimanche 28 mai, qui donne le président sortant en position de favori, l’image de ces professeurs rassemblés sur ce coin de verdure surplombant le Bosphore, au calme et en plein cœur d’Istanbul, est un formidable pied de nez à la toute-puissance de l’Etat turc.
Pour comprendre l’importance de ce mouvement unique en son genre, il faut remonter à un vendredi de janvier 2021. Ce jour-là, un décret présidentiel annonce la nomination d’un certain professeur Melih Bulu au poste de recteur de l’établissement. La surprise est totale. L’homme est totalement inconnu du sérail. Jamais son nom n’avait été mentionné pour occuper de pareilles fonctions. Son seul engagement alors identifié est d’avoir été candidat aux élections législatives de 2015 aux couleurs du Parti de la justice et du développement (AKP), la formation d’Erdogan.
« Nous étions trop visibles »
La reprise en main par le pouvoir de certaines grandes universités avait certes commencé depuis quelque temps déjà, comme à l’université d’Istanbul ou à Ankara, avec l’université technique ODTÜ, mais le « Bosphore » paraissait à l’abri. L’institution fondée en 1863, anciennement Robert College, premier établissement d’enseignement supérieur nord-américain en dehors des frontières américaines, a toujours été un endroit à part, surprotégé par sa renommée mondiale et fortement symbolique.
Vivier de la culture d’opposition, où l’enseignement se fait en anglais et où une bonne partie de l’élite politique et intellectuelle du pays a ses habitudes, l’université était autant connue pour la qualité de ses travaux que son indépendance. Dans les années 1990, professeurs et jeunes étudiantes voilées ont manifesté côte à côte contre l’interdiction alors en vigueur de porter le foulard dans l’enseignement supérieur. Plusieurs manifestations LGBT y ont été organisées. Le vin était même autorisé dans la cafétéria.
Après la tentative de putsch de juillet 2016, la chasse aux sorcières qui a suivi a provoqué des purges sans précédent dans l’armée, la police, la justice, les médias et le monde éducatif. Des fonctionnaires et des universitaires se sont retrouvés assignés à résidence. Quelque 30 000 enseignants ont été limogés, ainsi que 1 500 recteurs et doyens. Mais pas au « Bosphore ».
« Nous étions trop visibles, tout ce qui se faisait ici avait immédiatement des répercussions en dehors, le public et les politiciens le savaient parfaitement, se souvient Mine Eder, professeure de sciences politiques et une des nombreuses porte-voix du mouvement. L’université reposait sur une sorte de compromis tacite avec les autorités. » Même les 70 professeurs de l’université du Bosphore signataires, à l’époque, de la pétition pour la paix dans les régions kurdes du Sud-Est, lancée par un collectif d’universitaires, ont été plutôt épargnés par la vague de répression qui s’est abattue sur les pétitionnaires. Jusqu’à ce jour de janvier 2021.
560 étudiants détenus
Au lendemain de sa nomination, Melih Bulu s’empare du rectorat avec une présence massive de policiers. Lors de sa présentation, le surlendemain, aucun membre du corps professoral ni étudiant ne se rend à la cérémonie. Déjà, les critiques se font jour. Les représentants de l’institution, les professeurs mais aussi les étudiants et leurs clubs, très nombreux dans l’enceinte universitaire, manifestent leur colère devant l’oukase présidentiel. Un hashtag #kayyımrektöristemiyoruz (« nous ne voulons pas de recteur sous tutelle ») est créé. Un communiqué rappelle que c’est la première fois depuis le coup d’Etat militaire de 1980 qu’« une telle pratique a lieu » ici même. Très vite, émerge l’idée d’un rassemblement quotidien à 12 h 15. L’heure est pratique : juste après la sortie des cours et juste avant le déjeuner. Elle se veut aussi un clin d’œil académique à la Magna Carta, la Grande Charte des libertés anglaises de 1215.
Il est aussi décidé qu’un bulletin hebdomadaire sera lu chaque vendredi sur la pelouse centrale. Un registre de tous les dommages causés à la vie universitaire est conservé. Des manifestations étudiantes ont également lieu. C’est le début d’un long mouvement, systématiquement réprimé. Pendant des mois, l’université sera occupée par les forces de l’ordre et les équipes de police d’interventions spéciales. A chaque mobilisation étudiante, ses arrestations. Un mois après la nomination de Melih Bulu, près de 560 étudiants sont détenus, 25 condamnés à des peines de prison.
Un nouveau décret présidentiel impose la création de deux nouvelles facultés, droit et communication. Elles sont ouvertes en quatre jours. Du jamais vu. La salle où se retrouvaient les membres de l’association LGBT est, elle, fermée et gardée par des vigiles. Les serrures de deux centres de recherche sur le campus sont changées. Mais la protestation est têtue. Devant la fronde, le président Erdogan limoge, en plein été et au beau milieu de la nuit, sans explication, le trop controversé Melih Bulu. Le Conseil de l’enseignement supérieur (YÖK) désigne à sa placele vice-recteur Naci Inci. Une nomination approuvée par le chef de l’Etat moins d’une semaine plus tard.
« Un vrai combat culturel »
Le vote massif du corps académique rejetant à 94 % cette décision (86 % de participation) n’y changera rien. Le pouvoir accentue sa mainmise, tandis que le mouvement étudiant s’essouffle. « Trop de répression, trop de poursuites et de tracasseries, regrette Oguzcan Ünlü, étudiant en littérature turque. C’est regrettable, mais cela peut se comprendre, nous sommes bien plus fragiles et exposés que les professeurs, beaucoup pensent à l’avenir. C’est un vrai combat culturel contre la volonté d’hégémonie du pouvoir, il faut avoir les reins bien solides ! » Aujourd’hui, il fait partie du petit groupe d’étudiants venus applaudir, à l’heure de la pause, le rituel quotidien des professeurs.
Les sanctions disciplinaires, elles, n’ont pas cessé. En mars 2022, trois doyens du rectorat sont limogés simultanément. Au sein du sénat de l’université et du conseil d’administration, certains sont poussés dehors. Nominations et embauches se multiplient et se sont même accélérées ces derniers mois à l’approche des élections. Encore quatre employés de la cafétéria du personnel enseignant ont été licenciés en avril, sans explication. Ils étaient tous membres d’un syndicat critique envers la direction.
Taner Bilgiç est une des figures importantes de la contestation. Professeur au département de génie industriel, il fait partie des membres du corps professoral à avoir engagé plusieurs actions judiciaires contre le rectorat et le YÖK au sujet des atteintes à l’indépendance universitaire. Un groupe de travail est même né de ces efforts, auquel ont participé quelque 45 universitaires de 13 universités. Infatigable, il a élargi son champ d’action : « Notre rapport a conclu que l’enseignement supérieur turc doit être entièrement reconstruit sur la base de la liberté académique. Le YÖK devrait être aboli et une nouvelle loi devrait consacrer un statut juridique autonome pour les universités, incluant les principes laïcs, démocratiques, équitables et inclusifs, doté d’un budget transparent. »
Et l’enseignant de rappeler que depuis l’instauration du YÖK, au début des années 1980, pratiquement tous les partis, y compris l’AKP, ont exigé son démantèlement au cours des différentes campagnes électorales. « Au pouvoir depuis vingt et un ans, le parti d’Erdogan n’est jamais revenu dessus », regrette-t-il. La coalition d’opposition, emmenée par le candidat Kemal Kiliçdaroglu, s’est, elle, engagée à reprendre, en cas de victoire, une grande partie des propositions. « Nous pensons à l’après, à cette liberté intellectuelle et académique qui est simplement indispensable et fondamentale », dit Taner Bilgiç, avant de promettre, toujours aussi serein : « Cela ne s’arrêtera pas après le vote de dimanche, quel que soit le résultat. » La pelouse s’est vidée, les cours ont repris. Rendez-vous lundi, à 12 h 15 précises.