REPORTAGE – À l’approche du scrutin du 14 mai, la minorité est déterminée à tourner la page des années de guerre. Par Delphine Minoui dans Le Figaro du 10 mai 2023.
Elle s’assied, éreintée, à la table des coulisses du Théâtre Amed Sehir de Diyarbakir. Derrière elle, accessoires et costumes se disputent le mur. «J’aurais préféré qu’on parle littérature et mise en scène», souffle Sahperi Alpan dans son T-shirt rayé bleu et blanc. Mais dans la nuit du 24 au 25 avril, le pouvoir turc lui a assigné un nouveau rôle, «terroriste», qu’elle n’était pas prête à jouer. Ce matin-là, vers 5 heures, la comédienne kurde de 29 ans est réveillée par «des coups répétés contre la porte d’entrée». Elle bondit du lit, colle son œil au judas, et distingue huit inconnus sur son palier. «Ouvrez! C’est la police», hurle l’un d’eux, pistolet à la ceinture et mandat d’arrêt dans une main. Son mari, sous le choc, fait tourner la poignée. Les policiers envahissent l’appartement, fouillent chaque pièce, chaque recoin. «Ils ont confisqué mon téléphone portable, trois livres sur l’histoire kurde et ont même retourné le sac à linge sale!»
Empêchée d’appeler son avocat, Sahperi est embarquée au commissariat, placée en garde à vue dans un sous-sol. À sa grande surprise, elle n’est pas seule: une petite trentaine d’artistes, de journalistes, avocats et membres du parti de gauche prokurde HDP ont, eux aussi, été appréhendés. Le coup de filet, apprendra-t-elle une fois libérée deux jours plus tard, vise un total de 150 personnalités kurdes, dont la moitié est encore derrière les barreaux. Toutes accusées d’activités «terroristes» en lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan)!
«C’est absurde», proteste l’actrice Elvan Koçer, 40 ans, elle aussi libérée, mais à condition de pointer tous les matins au poste de police. «J’aimerais qu’on m’explique en quoi jouer Molière, Shakespeare et Dario Fo fait de nous des criminels?» Car c’est bien de criminalisation dont il s’agit. «Erdogan est tellement désespéré de se maintenir au pouvoir qu’il diabolise les Kurdes pour s’assurer le vote des ultranationalistes», s’insurge Mehdi Özdemir, un de leurs avocats et vice-président du barreau de cette ville à majorité kurde.
Le vote kurde est un vote clef
À quelques jours des élections présidentielle et législatives, le juriste s’étonne à peine de cette vague d’arrestations, qui confirme «la descente aux enfers» de ces dernières années: suspension en 2015 du processus de paix avec la guérilla du PKK, classée «terroriste», arrestation en 2016 de Selahattin Demirtas, le leader du HDP, accusé d’en être la vitrine politique, éviction de dizaines de maires kurdes, élus en 2019, et remplacés par des administrateurs imposés par Ankara, dans la province du Sud-Est dont Diyarbakir est le chef-lieu. Un virement à 360 degrés après les débuts prometteurs de l’AKP. «On est loin des discours inclusifs et de la main tendue à notre communauté au début des années 2000», dit-il.
Mais en Turquie, le vote kurde est un vote clef. À la fois parias et faiseurs de roi, les quelque 15 millions de membres de la petite communauté brimée peuvent tout faire basculer. «Et depuis qu’Erdogan a perdu la majorité parlementaire aux élections de 2015 à cause d’une percée du HDP à l’Assemblée, il veut nous le faire payer.» Au risque, désormais, de s’en prendre à toute la société. Posé sur son bureau, décoré d’une statuette de Thémis, déesse de la justice, et d’une réplique du Guernica de Picasso, le fameux dossier de l’«opération antiterroriste», selon les termes du pouvoir, en est l’illustration la plus absurde: un pavé de plus de 120 pages, «vide de sens et monté de toutes pièces» sur la base d’une plainte déposée… par un ex-membre «repenti» du HDP.
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Propagande mensongère? Stratégie du chaos? Tentative de disqualifier à l’avance une possible victoire de l’opposition pour imposer au forceps le maintien au pouvoir d’Erdogan? Dans une Turquie polarisée, où le «reis» islamo-nationaliste assume pleinement son alliance avec l’extrême droite du MHP, tous les coups semblent permis pour assurer sa survie. «Ces dernières semaines, les autorités n’ont cessé d’abreuver la population d’un récit victimaire, dénonciateur et sécuritaire, en accusant les partisans de l’opposition d’être complices d’un coup d’État», s’inquiète l’avocat en ouvrant son smartphone. Sur l’écran, un montage vidéo défile, saturé d’images de milliers de policiers, équipés comme à la guerre, en rangs serrés dans le stade de Diyarbakir, puis déployés dans les rues de la ville, prêts à passer à l’offensive. «Le premier ministre a posté ce film sur son compte tweeter le même jour que les perquisitions!» Quelques jours plus tard, le président turc, vêtu d’un blouson de l’armée de l’air, accusait dans un discours très martial son rival principal, Kemal Kiliçdaroglu, crédité d’une légère avance dans les sondages, d’être «à la solde des terroristes du PKK».
L’espoir porté par une nouvelle génération
L’espoir est là, pourtant, porté par une nouvelle génération qui n’aspire qu’à la paix. «Voter? C’est notre ultime chance de changement!», insiste Zal, 20 ans. Avec son grand frère, il dirige une petite épicerie entièrement rénovée dans une rue piétonne de Sur, le quartier historique dévasté lors des violents affrontements de 2015-2016 entre les forces de sécurité et le PKK. La guerre, il n’en veut plus. Elle a broyé ses souvenirs d’adolescence, quand certains de ses aînés combattaient au sein de la guérilla, en se rêvant en Che Guevara. «Les blindés avaient encerclé le quartier. On se plaquait au sol en regardant les balles siffler par la fenêtre. La mère d’un ami est morte en pleine rue. Pendant sept jours, il n’a pas pu récupérer son corps. C’était trop dangereux. Au bout de trois mois, on nous a coupé l’eau et l’électricité pour nous forcer à évacuer. Quand on est revenu, un an plus tard, c’était un champ de ruines. Notre maison n’existait plus. Mon école avait brûlé», raconte-t-il. Devant ses étals de fruits secs, langue turque et dialecte kurde s’entrelacent dans un joli brouhaha. Un groupe de touristes passe, pressé d’enchaîner les selfies devant le minaret de la mosquée Cheikh-Matar.
Plus loin, derrière l’édifice restauré par le pouvoir, les anciennes habitations traditionnelles ont toutes été rasées au profit d’un «bazar» moderne, colonisé par des portraits d’Erdogan, et jalonné de boutiques de luxe et de cafés aseptisés, tous vides. «Normal! Comment se payer un cappuccino quand on ne peut pas s’acheter un kilo de tomates!», peste Zal. L’inflation galopante est au cœur des préoccupations de la jeunesse – dont 6 millions de primo-votants: «En cinq ans, le loyer de ma boutique a flambé, tout comme ma facture d’électricité. Le mariage, je n’y pense même pas. Je vis chez mes parents pour pouvoir économiser.» Rien à voir avec la vitrine d’une Turquie prospère, invincible, et fière productrice de drones de combat que vantent les tracts du président. Pour mettre fin à cette «occupation», comme il l’appelle, le choix de Zal est déjà fait: Kiliçdaroglu pour la présidence et le Parti de la gauche verte, YSP, pour les députés du Parlement. La petite mouvance a remplacé au pied levé le HDP, menacé d’interdiction, afin que ses membres puissent concourir aux législatives sous sa bannière. «C’est la dernière sortie possible avant le pont», dit un chauffeur de taxi, avec une image qui paraphrase un dicton local.
Sa voiture zigzague à travers les rues de Diyarbakir, dépassant le quartier historique pour longer des immeubles plus modernes, dont l’un s’est écrasé comme un château de cartes lors du tremblement de terre du 6 février. En face de la gare ferroviaire, le parc, provisoirement transformé en village de tentes pour les sinistrés du séisme, a retrouvé ses pique-niqueurs et ses jeunes footballeurs. Maintes fois blessée, maintes fois ressuscitée, la cité de 1,7 million d’âmes à la peau dure. Et le sourire rebelle. «La terreur, on se demande qui l’exerce vraiment!», ricane une élégante Kurde, en laissant une policière glisser ses mains gantées sous sa robe de fête colorée. Au terminus de bus du quartier Bismil, encerclé par des barrières en fer, un grand meeting du YSP se prépare. Mitrailleuses en bandoulière, les forces de sécurité quadrillent les environs et fouillent tous les participants. À l’intérieur, des jeunes filles forment une ronde en chantant «femme, vie, liberté», le slogan des insoumises kurdes, devenu universel depuis sa reprise par les manifestantes iraniennes.
Face à la foule, les douze candidats de la liste du parti écologiste de gauche concourant à Diyarbakir se hissent l’un après l’autre au sommet d’un bus violet. L’un d’eux, Cengiz Çandar, 75 ans, attrape le micro. «Cette élection est cruciale. C’est le choix de la démocratie contre l’autoritarisme». Rentré il y a un mois au pays, après sept ans en France, l’intellectuel turc de renom se lance pour la première fois en politique, avec la ferme intention de «mettre fin au règne d’un seul homme». Boucles brunes et chemise mauve, Halide Türkoglu prend, à son tour, la parole. Cette ex-membre du HDP n’a qu’un mot à la bouche: le retour à une Turquie plurielle, «débarrassée des clivages imposés». Sa liste de revendications est longue: la restauration du système parlementaire, aboli par Erdogan, la libération des prisonniers politiques, la réintégration des enseignants purgés, la fin d’une justice arbitraire, le respect des droits des femmes, des Kurdes, de toutes les minorités. À J-4 du scrutin, elle sait le chemin rempli d’embûches. «Nous avons formé des observateurs pour surveiller le bon déroulement du scrutin. Des avocats seront à nos côtés. Le soir, nous dormirons près des urnes s’il le faut. Nous ne laisserons personne nous voler nos votes!»