Source: 17.09. 2020; Le Monde; par Christophe Ayad
REPORTAGE Dans cette ville de la métropole de Lyon, le groupuscule a semé la panique, le 24 juillet, au cours d’un rassemblement arménien. Son leader, Ahmet Cetin, originaire d’Oyonnax (Ain), devait comparaître, jeudi, devant le tribunal de Bourg-en-Bresse.
Le 24 juillet, au cœur d’un été déjà chargé, la France a échappé, sans même s’en rendre compte, à un drame qui aurait pu déchirer encore un peu plus le tissu fragile d’une société effilochée. A Décines, dans la banlieue de Lyon, des manifestants ultranationalistes turcs ont semé la panique dans une manifestation pro-arménienne, provoquant une réelle inquiétude dans une communauté installée dans la commune depuis bientôt un siècle et n’ayant jamais subi ce genre d’agression.
Décines, c’est une « petite Arménie » entre Rhône et Saône. Sur 28 000 habitants, la commune compte aujourd’hui 5 000 Arméniens, dont un nombre important de nouveaux venus arrivés d’Arménie pour des raisons économiques et de Syrie ou d’Irak à cause des guerres. Au tout début des années 1920, la Lyonnaise de la soie artificielle est à la recherche de main-d’œuvre : un recruteur grec part à Thessalonique, où il embauche directement dans un camp de réfugiés des rescapés du génocide arménien. Dès 1932, la Maison de la culture arménienne ouvre ses portes, ainsi que, la même année, une église en face. Le long de la même rue, un monument en mémoire du génocide arménien de 1915 est inauguré en 1972, sur la place de la Libération. C’est le premier en Europe.
La même rue, rebaptisée « rue du 24-Avril-1915 » – jour du déclenchement du génocide –, accueille également le Centre national de la mémoire arménienne (CNMA). C’est au pied du mémorial et tout près du CNMA que se tenait le rassemblement du 24 juillet. « Nous avions appelé à une manifestation pacifique et statique de solidarité avec l’Arménie agressée militairement par l’Azerbaïdjan », précise Sarah Tanzilli, 35 ans, membre du Comité de défense de la cause arménienne (CDCA).
« Tirs de mortiers »
Dans la nuit du 12 au 13 juillet, en effet, des heurts militaires ont opposé Erevan et Bakou, en conflit depuis 1991 sur le sort du Haut-Karabakh, une enclave peuplée d’Arméniens en territoire azerbaïdjanais. Pour la première fois, les accrochages se matérialisent par une incursion azerbaïdjanaise en territoire arménien, et non pas dans la seule région contestée du Haut-Karabakh. « Etant donné notre histoire, nous ne pouvons qu’être inquiets lorsque la sécurité de l’Arménie est menacée », plaide Sarah Tanzilli. D’autant que la Turquie est un soutien indéfectible de l’Azerbaïdjan, turcophone, face à l’ennemi arménien.
Quarante-huit heures avant la manifestation, un appel à une contre-manifestation est lancé sur les réseaux sociaux par Ahmet Cetin, une figure connue de la scène nationaliste turque de France, qui multiplie propos à l’emporte-pièce et déclarations d’allégeance au président turc, Recep Tayyip Erdogan. Le jeune homme est originaire d’Oyonnax (Ain), où la communauté turque, souvent originaire d’Isparta, est réputée pour ses idées nationalistes.
Le jour dit, les manifestants turcs débarquent en ville vers 18 h 30. Ils sont entre 50 et 150, selon les différentes sources. Sur la place de la Libération, quelque 500 Arméniens commencent leur rassemblement à 19 heures. A peine Sarah Tanzilli prononce quelques mots au micro qu’éclatent des « tirs de mortiers » – en fait, des pétards agricoles dont la déflagration est en effet effrayante. Ils ne causent aucun dommage, mais les manifestants sont terrorisés, d’autant que, sur les réseaux sociaux, plusieurs sonnent l’alerte aux Loups gris. Ce groupuscule paramilitaire ultranationaliste (MHP) sévit depuis les années 1970, tantôt avec l’accord tacite, voire les encouragements, du pouvoir turc, tantôt à son insu, contre « les gauchistes », les Kurdes et tous ceux qui dénigrent la grandeur turque.
Comme l’atteste une vidéo qu’Ahmet Cetin a mise en ligne, certains manifestants sont masqués, arborent l’insigne des Loups gris et font le signe de ralliement du mouvement avec leurs doigts en joignant le pouce, le majeur et l’annulaire, l’index et l’auriculaire dressés pour former le profil et les oreilles d’un loup. Sur cette même vidéo, ils scandent, en turc : « Nous sommes le commando turc ! »
D’après plusieurs témoins, que Le Monde n’a pas pu rencontrer, ces manifestants étaient armés de couteaux et de barres de fer. Deux couteaux auraient été retrouvés dans la boîte aux lettres d’un médecin. Les manifestants auraient aussi emprunté l’avenue Jean-Jaurès en criant : « Ils sont où les Arméniens ? », avant de s’en prendre à la boutique du cordonnier Arm-Ian, aux origines évidentes, épargnant son voisin, le kebab, sans savoir qu’il est en fait kurde.
« Pourquoi la police les a laissés arriver ? »
Interrogé par Le Monde, le cordonnier raconte : « Ils ont commencé à jeter des pierres et des pétards sur mon magasin. Avec mes amis, je les ai menacés avec un marteau et des outils, et ils se sont enfuis. Puis la police a débarqué et a lancé du gaz lacrymogène. C’est eux qui avaient peur plus que nous. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi la police les a laissés arriver en ville. Elle sait très bien que Décines est arménien et qu’il allait y avoir des problèmes. »
En effet, alors qu’une partie de la population se terre chez elle, de jeunes Arméniens sortent pour en découdre et la police doit s’employer à empêcher les deux groupes de s’affronter. Finalement, il n’y aura pas de confrontation directe, ni de blessé. Quatre Turcs arrêtés par la police font l’objet d’un rappel à la loi avant d’être libérés. L’affaire aurait pu en rester là, mais Ahmet Cetin continue de poster des messages inquiétants après la manifestation. Dans l’un d’entre eux, il déclare : « Que le gouvernement [turc] me donne 200 euros et une arme et je ferai ce qu’il y a à faire partout en France. » Il se plaint de la passivité des Turcs de Paris et de Strasbourg, pourtant plus nombreux mais « pas unis et pas soudés ». « A Lyon, nous, on gère », fanfaronne-t-il.
A Décines, le choc est réel. Jamais la communauté arménienne n’avait été directement ciblée. Même en mars 2006, lorsque le comité Talaat Pacha, une autre officine d’extrême droite turque, avait organisé une grande marche dans le centre de Lyon, avec 3 000 militants venus de toute l’Europe, contre l’inauguration prochaine d’un monument à la mémoire du génocide arménien place Antonin-Poncet. La marche, émaillée de slogans négationnistes et encadrée par un service d’ordre très agressif, avait affronté des groupuscules étudiants d’extrême gauche qui défilaient à l’époque contre le CPE.
Cagnotte de soutien
Très rapidement, le CDCA prend un avocat, Me Charles Consigny, et dépose deux plaintes : l’une pour « appels à la haine » et l’autre pour « attroupement en vue de fomenter des violences ». Le parquet se saisit de la première et décide de l’instruire en comparution immédiate. Placé en garde à vue le 17 août, Ahmet Cetin est interrogé par la police puis relâché. Son procès pour « appels à la haine raciale » est fixé dans l’après-midi de jeudi 17 septembre, au tribunal de Bourg-en-Bresse, le plus proche de son domicile.
Depuis son arrestation, M. Cetin a supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux, mais des activistes arméniens ont archivé ses déclarations et vidéos – dont plusieurs nient la réalité du génocide arménien, ce qui, en France, n’est pas puni par la loi. Il a ouvert un nouveau compte Instagram, où sa communication est nettement plus contrôlée. Mercredi, il a appelé ses soutiens à ne pas se rendre au tribunal. En vue du procès, une cagnotte de soutien a recueilli 1 472 euros. Joint au téléphone, Ahmet Cetin, qui risque jusqu’à un an de prison, préfère ne pas s’exprimer avant le procès, tout comme son avocate, Me Marie Audineau.
De son côté, Jules Boyadjian, président du CDCA et frère de Sarah Tanzilli, souhaite ne pas en rester là et entend obtenir du ministère de l’intérieur la dissolution des Loups gris en tant que « groupement de fait ». Au-delà de Décines et de la communauté arménienne, l’incident du 24 juillet révèle au grand jour l’émergence d’une jeunesse franco-turque radicale islamiste et nationaliste, très minoritaire au sein des 200 000 Turcs de France mais très organisée et active : une jeunesse intolérante, négationniste, antisémite, antikurde et homophobe. « Cette jeunesse, qui a pu se sentir exclue par la société française, ne sort pas de nulle part, explique Pinar Selek, sociologue franco-turque, qui se présente comme « féministe et antimilitariste ». Elle est le fruit d’années de travail et de maillage associatifs. Elle a grandi dans un univers clos fait de cours de langue, de religion, de propagande télévisée et numérique. Ces jeunes ont un grand mépris pour leurs sociétés d’accueil et les valeurs européennes. Erdogan, en réussissant à marier le nationalisme jeune turc et l’islam ottoman, leur a fourni un contre-modèle fort. » Ce phénomène est présent dans toute l’Europe et la France n’y échappe pas. Mais l’alliance, depuis 2017, entre l’islamiste Erdogan et les ultranationalistes du MHP lui donne un tour franchement inquiétant. D’ailleurs, les actes antikurdes se multiplient ces dernières années dans toute l’Europe, y compris la France.
Culture en vase clos
L’un des principaux vecteurs de cette culture en vase clos, qui évoque fortement le « séparatisme » contre lequel le gouvernement Castex veut légiférer, est le Ditib, acronyme d’Union turco-islamique des affaires religieuses. Cette administration de l’Etat turc gère les lieux de culte à l’étranger – en Turquie, c’est le Diyanet – avec l’aide d’associations locales inféodées. « Sous Erdogan, le budget du Ditib a explosé, souligne la chercheuse Elise Massicard, politiste au CERI-Sciences Po et spécialiste de la Turquie. Les islamistes turcs ont toujours choyé la diaspora. Depuis qu’ils sont au pouvoir, c’est encore plus le cas. » M.Erdogan a multiplié les meetings en Europe, faisant des Turcs à l’étranger les « ambassadeurs » de leur pays et de sa vision du monde, très belliqueuse depuis cinq ans.
A Lyon, les opérations de vote aux dernières législatives turques de 2018 ont eu lieu au Ditib et non pas au consulat : 30 000 Turcs ont ainsi défilé en deux semaines dans la zone industrielle… de Décines. « C’est quand même un choix bizarre d’implanter leur mosquée ici alors que les places fortes de l’immigration turque sont Meyzieu et Vaulx-en-Velin », souligne Dany-Claude Zartarian, une élue locale d’origine arménienne. Coincé entre une déchetterie et une banque alimentaire, le Ditib est un gigantesque ensemble de salles de cours, salles de prière, bureaux et entrepôts.
Comme par hasard, c’est là que s’étaient donné rendez-vous les manifestants turcs le 24 juillet. Interrogés par Le Monde, les responsables du Ditib ne souhaitent faire aucun commentaire en l’absence de leur directeur, « en voyage ». Un employé local, qui ne souhaite pas donner son nom, assure avoir découvert ce rassemblement avec stupéfaction : « Je ne connaissais pas ces têtes. Je leur ai dit que c’était interdit de stationner ici. Je les ai mis dehors et j’ai fermé le portail », explique-t-il. La mise au jour d’une collusion entre cette nouvelle génération de Loups gris en France et l’Etat turc ferait très mauvais genre. Et alimenterait les tensions, déjà très fortes, entre Paris et Ankara, à couteaux tirés sur le dossier libyen et en Méditerranée orientale.