L’absence d’une politique d’intégration des étrangers et des réfugiés qui affluent sur l’île depuis 2018, couplée à la montée de courants d’extrême droite, a créé un cocktail explosif.
Le 25 Septembre 2023, signé par Laure Stephan, paru dans Le Monde.
A Limassol, sur la côte sud de Chypre, la vie a repris dans les commerces multiculturels visés, début septembre, par des attaques antimigrants, situés face à la mer. Une épicerie vietnamienne qui a été saccagée a rouvert ses portes, des restaurants égyptiens aux vitres encore brisées préparent des grillades et une poignée d’hommes fument le narguilé dans un café syrien. En nocturne, des clients arabes ou asiatiques se font couper les cheveux chez deux coiffeurs syriens et des migrants népalais et indiens se retrouvent pour dîner dans un petit troquet.
Pourtant, « ce n’est plus comme avant, dit une Népalaise qui souhaite rester anonyme. J’aimais beaucoup Chypre : chaque communauté y avait ses habitudes et l’on se sentait en sécurité. Aujourd’hui, je vis dans la peur que les violences se répètent. » La jeune femme, veuve, subvient aux besoins de sa fillette restée au Népal avec des proches.
« Les Syriens venaient prendre le frais le soir sur le bord de mer, c’est un bel endroit, gratuit. Depuis les violences, ils ne le font plus. Je me sentais à l’aise à Chypre, mais, maintenant, je me demande si je ne devrais pas partir », s’interroge Taysir Ramadan, un Syrien installé à Chypre depuis quinze ans, où il tient un salon de coiffure pour hommes. Il conserve sur son téléphone les images de vidéosurveillance qui ont capté l’éruption de haine de la nuit du 1er septembre : l’un de ses employés est assoupi sur un banc, devant la boutique, fermée. Des hommes encagoulés s’approchent, le rouent de coups et cassent la vitrine. Puis l’un d’eux jette un cocktail Molotov dans le local, qui s’enflamme. « Il a fallu une semaine de chantier pour remettre le lieu en état », déplore Taysir, qui estime les dégâts à plus de 14 000 euros.
Les violences ont été précédées par une manifestation sur le front de mer, autour d’un slogan : « Les réfugiés ne sont pas les bienvenus ». Entre 150 et 200 individus, habillés de noir, le visage souvent caché. La plupart des commerçants étrangers, qui ont souvent accumulé des emprunts pour lancer leur affaire, avaient préféré fermer de bonne heure. Certains, vivant à proximité, ont assisté aux scènes de destruction, le cœur battant. « J’étais dans une pièce au-dessus de l’épicerie. J’ai prévenu ma mère de ne pas revenir, que c’était dangereux », rapporte Flora, une Vietnamienne de 17 ans. « A quelques minutes près, on était morts », affirme Moustapha, jeune coiffeur syrien, toujours sous le choc des tirs de cocktails Molotov. Des témoins dénoncent l’apathie de la police ce soir-là.
« Rentre dans ton pays »
Dans la foulée de ces saccages qui visaient principalement des commerces arabes, des ratonnades ont eu lieu pendant plusieurs jours. Des livreurs à scooter asiatiques ou africains, de ceux que l’on voit attendre un peu partout dans le vieux centre de Limassol, près des restaurants et des cafés prisés par les touristes et les jeunes Chypriotes, ont été frappés. « Vers 10 heures du soir, des hommes se sont approchés, ils portaient des bâtons et des chaînes en métal. Ils m’ont dit : “Rentre dans ton pays, on ne veut pas de vous ici”, puis ils m’ont tabassé. J’étais terrifié. C’est la troisième fois que je suis agressé à Limassol », témoigne Larry Angeh, arrivé à Chypre en 2021, originaire de la partie anglophone du Cameroun, livrée à des affrontements entre armée et séparatistes.
Guidé par un mélange de prudence et de peur, le mot d’ordre général est aujourd’hui de « ne pas en rajouter », dit un Syrien. Mais divers acteurs associatifs et humanitaires sont loin de voir, dans les épisodes de haine qui ont commencé fin août à Chloraka, à l’ouest de Limassol, des incidents isolés. « C’est plutôt structurel. Le précédent gouvernement [du président conservateur Nicos Anastasiades, au pouvoir de 2013 à 2023] a normalisé le discours xénophobe. Les inégalités sociales sont en hausse, facilement exploitées par l’extrême droite. Le racisme s’est décomplexé », analyse l’universitaire Yiannis Papadakis, qui a participé à Limassol à une contre-manifestation dénonçant les violences.
Alors que Chypre a accueilli par le passé les Libanais fuyant la longue guerre (1975-1990) au pays du Cèdre et chouchoute les riches Russes qui s’y sont installés, l’afflux de migrants et demandeurs d’asile depuis 2018 a nourri l’hostilité d’une large partie de la population. Selon Nicosie, les demandeurs d’asile représentent plus de 5 % des 915 000 habitants de la partie sud de l’île méditerranéenne, divisée depuis 1974, sur laquelle la République de Chypre, membre de l’Union européenne, exerce son autorité.
Le ressentiment croissant de l’opinion publique a été relevé par une enquête récente du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). « Les réfugiés ne sont souvent que des chiffres. Nous travaillons avec les médias pour qu’ils racontent les deux côtés de l’histoire. Jusqu’ici, leur récit prévalent a été que les migrants et demandeurs d’asile sont une menace sécuritaire et démographique », explique Katja Saha, représentante du HCR à Chypre.
Dans certaines zones, la concentration d’étrangers alimente le malaise – et son instrumentalisation. Elle est en grande partie due aux difficultés des nouveaux arrivés à se loger, par manque de locations bon marché ou à cause du refus de propriétaires de signer un bail avec des migrants.
« Images honteuses »
Chloraka est distante de quelques minutes en voiture du cœur touristique de Paphos, où des retraités européens, parfois servis par des demandeurs d’asile, remplissent les restaurants en ce mois de septembre. Dans cette localité, le Saint-Nicolas, un complexe résidentiel dont les habitants, syriens ou originaires de pays d’Afrique, ont été expulsés en août, en vertu d’un décret de 2020 bannissant de nouvelles installations, est surveillé par une compagnie de sécurité privée. Ses gardes sont chargés d’empêcher les tentatives de retour, quotidiennes selon une source. La police patrouille aussi. Des grilles ont été installées aux portes des immeubles.
Au moment de l’expulsion, des habitations ont été vandalisées par des émeutiers antimigrants. Des responsables politiques d’Elam (un groupe initialement formé à partir d’Aube dorée, une formation néonazie grecque aujourd’hui interdite) et du parti EDEK (centre gauche) ont participé à la manifestation qui a précédé les violences.
A l’entrée d’une pièce, des sandales d’enfants ont été abandonnées. « Des familles vivaient ici, et des jeunes hommes. Ils ne faisaient de mal à personne. Le maire a réclamé l’évacuation, en disant que le lieu était devenu un ghetto. Il a fait couper l’eau, a ordonné la fin du ramassage des ordures, rapporte un résident de Chloraka sous le couvert de l’anonymat. Des fascistes s’en sont pris aux migrants. Ils n’ont pas supporté que ces derniers protestent contre leur départ. Lors d’une rixe, les uns et les autres ont mis le feu aux poubelles qui s’entassaient dans la piscine. »
Des hommes d’affaires syriens influents, installés de longue date à Chypre, ont été mobilisés pour apaiser les tensions, à Chloraka ou à Limassol. Le président, Nikos Christodoulides, issu des rangs conservateurs, a condamné début septembre des « images honteuses ».
« Pogroms » antimigrants
Les violences qui ont eu lieu « ne reflètent pas le sentiment général des Chypriotes et ne sont qu’en partie liées à la question migratoire, défend, depuis Nicosie, Loizos Hadjivasiliou, directeur de cabinet du ministère de l’intérieur. Il y a un problème social général, conséquence de la crise économique. Nous avons vu certains groupes, déjà impliqués dans des violences lors de matchs de foot, organiser les derniers incidents. Mais ceux-ci sont une indication que nous devons trouver une meilleure manière d’intégrer [les étrangers] et, pour cela, que nous devons en limiter l’afflux. »
Parmi les mesures visant à décourager les arrivées, à compter du 1er octobre, les nouveaux demandeurs d’asile ne pourront pas travailler pendant une période de neuf mois. Selon M. Hadjivasiliou, Chypre a sollicité l’Union européenne afin que des mesures soient prises envers la Turquie, « acteur-clé dans ce dossier » – l’immense majorité des arrivées se fait à partir de la partie nord de Chypre, occupée depuis 1974 par les troupes d’Ankara. « L’ouverture de discussions officieuses, depuis mars, a donné lieu à une baisse du nombre d’arrivées », relève-t-il.
Pour Doros Polykarpou, directeur de l’ONG antiracisme KISA, les « pogroms » antimigrants auraient pu être empêchés. « Si nous, petite équipe, avons pu identifier les appels en ligne à la mobilisation, la police pouvait aussi le faire », dit-il, dans son bureau de Nicosie. Lors de notre rencontre, il prépare une nouvelle déposition, alors qu’il est la cible de menaces de mort proférées par des individus qui l’accusent d’être un « traître travaillant pour les forces d’occupation turques » en défendant les droits des migrants et des réfugiés.
« A moins que le gouvernement comprenne qu’on ne peut pas traiter ce qui s’est passé à Limassol et Chloraka comme des incidents isolés – ce qu’il fait actuellement –, la suite risque de ne pas être très heureuse, avertit-il. Il y a aujourd’hui une concurrence entre courants d’extrême droite et groupes à la rhétorique nationaliste, qui veulent apparaître comme “le plus patriotique” face à l’ennemi déclaré : les réfugiés, assimilés à la Turquie. »
Le 25 Septembre 2023, signé par Laure Stephan, paru dans Le Monde.