Après un début de soirée électorale tendu, les sympathisants de l’AKP ont laissé éclater leur soulagement, dans la nuit de dimanche à lundi : si leur leader n’est pas parvenu à être élu pour la troisième fois au premier tour, il garde une confortable avance. Par Angèle Pierre dans Le Monde du 15 mai 2023.
Dans l’ouest d’Ankara, la capitale turque, dans la soirée du dimanche 14 mai, les grandes avenues situées aux abords du quartier général du Parti de la justice et développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir) n’appartenaient plus qu’aux partisans de Recep Tayyip Erdogan. Des voitures étaient stationnées au milieu d’artères condamnées pour l’événement. Des enceintes jouaient de la musique à plein volume. Des pistes de danse s’improvisaient partout. Si grand était le soulagement, au soir d’un scrutin difficile, où la percée annoncée de l’opposition n’a pas eu lieu : le chef de l’Etat, faute de l’emporter au premier tour, s’achemine vers une possible victoire au second.
Les scènes de liesse se sont poursuivies jusque tard dans la nuit, tandis que les derniers résultats de la présidentielle et des législatives s’affichaient sur les écrans de télévision et dans les fils d’actualité des réseaux sociaux. « Avec les élections du 14 mai, notre pays vient de vivre une nouvelle fête de la démocratie. Bien que les résultats définitifs ne soient pas encore connus, nous sommes de loin en tête », a lancé le président turc, au balcon du siège du parti, à Ankara, vers 2 heures du matin, après avoir passé la journée à Istanbul, où il votait. Quelques milliers de personnes étaient venues l’accueillir. « Nous serons unis ! » « Nous sommes la Turquie ! », a-t-il clamé, repris en chœur par ses partisans. Et comme lors du meeting à Istanbul, le week-end précédent, Recep Tayyip Erdogan a chanté en communion avec la foule.
Toute la soirée, les morceaux de musique de campagne, composés en l’honneur du président, ont résonné dans la nuit ankariote. Fikriye, au regard perçant, la tête couverte d’un voile bleuté, rayonne de bonheur. « Je suis tellement heureuse qu’il ait gagné », se réjouit la sexagénaire. « Nous le soutiendrons toujours, quoi qu’il arrive ! », assure-t-elle en cherchant du regard l’approbation des deux jeunes femmes à ses côtés.
Un peu plus loin, Ibrahim, 19 ans, scande des slogans avec un groupe de militants devant une caméra de télévision. Comme cinq millions de jeunes électeurs, dimanche, il glissait un bulletin dans l’urne pour la toute première fois. Il n’a eu aucune hésitation : « J’ai voté pour Recep Tayyip Erdogan et je suis venu l’écouter ce soir avec mes amis du parti, à Mamak [à l’est de la capitale]. » Ce soir, il espérait une victoire plus franche, mais n’émet aucun doute sur une large avance au second tour, prévu pour le 28 mai.
Guerre psychologique entre les deux camps
Pourtant, au siège de l’AKP, la soirée avait commencé dans la grisaille. Une majorité des sondages publiés dans la presse, ces dernières semaines, donnaient le principal candidat de l’opposition, Kemal Kiliçdaroglu, en tête devant le président sortant. La dernière enquête d’opinion de l’institut Konda– considéré comme le plus fiable –, jeudi 11 mai, créditait les deux candidats de 49,3 % et 43,7 % des voix. Le désistement de dernière minute du candidat Muharrem Ince, le même jour, laissait espérer un report de voix suffisant pour permettre à M. Kiliçdaroglu d’être élu au premier tour.
Dès 18 h 30, les agences de presse – Anadolu et Anka en tête – et les partis d’opposition ont diffusé en continu la progression des résultats, tenant le pays en haleine. Accusée d’être inféodée très directement au président Erdogan, l’agence gouvernementale Anadolu suscite la méfiance dans le camp de l’opposition, notamment depuis les élections municipales d’Istanbul, en 2019 – l’agence avait suspendu la diffusion des résultats en faveur d’Ekrem Imamoglu, qui a mis fin au long règne de l’AKP dans la cité du Bosphore.
Or, dans un pays très polarisé, où l’essentiel des médias appartient à des proches du président Erdogan, la diffusion des résultats électoraux est considérée comme critique dans la guerre psychologique que se mènent les deux camps. Au siège de l’AKP, les chaînes de télévision NTV, A Haber et CNN Türk affichaient simultanément des résultats similaires donnant une nette avance au président sortant. Cet avantage n’a surpris personne, et certains militants espéraient une victoire au premier tour avant que le score ne descende sous la barre des 50 %. Le décompte a été entrecoupé des interventions du président du Haut Conseil électoral, Ahmet Yener, ainsi que de celles de l’opposition.
A 23 h 30, les maires d’Istanbul et d’Ankara, respectivement Ekrem Imamoglu et Mansur Yavas, annonçaient des résultats en décalage avec ceux des agences, soit 47,2 % des voix pour M. Kiliçdaroglu et 46,8 % des suffrages pour M. Erdogan, après dépouillement de plus de la moitié des voix des 192 000 urnes.
Le candidat nationaliste Sinan Ogan, faiseur de rois
Dans les rangs de l’AKP, on s’autorise alors railleries et pronostics : « Ils vont sans doute accuser les agences de partialité et insister pour que leurs partisans ne quittent pas leur bureau de vote », ironise un militant. « Si même avec le séisme et la crise économique les partis d’opposition ne parviennent pas à s’imposer, c’est véritablement qu’ils n’arrivent pas à convaincre la population », commente une autre, en fin de soirée.
Les résultats du vote des Turcs de l’étranger et des derniers bureaux des grandes villes du pays manquaient encore au milieu de la nuit, mais les écarts confirmaient l’hypothèse d’un second tour plaçant le candidat Sinan Ogan – dissident du parti nationaliste MHP –, crédité de 5,3 % des voix, dans une position de faiseur de rois.
Quant aux résultats provisoires des élections législatives, l’Alliance populaire (coalition gouvernementale) enregistre un léger recul, mais remporte plus de la moitié des sièges : l’AKP en perd vingt-neuf, son allié du MHP en gagne deux et le Yeniden Refah entre à la Grande Chambre de Turquie, avec cinq élus permettant à la coalition d’obtenir la majorité avec 321 sièges au total (sur 600). Si une partie de la société turque aspirait à un changement de cap, la majorité des électeurs semble orienter le ré