LIBÉRATION, le 15 janvier 2025
Depuis le renversement du régime syrien, les tirs de snipers et les incidents avec des combattants d’unités proturques se multiplient dangereusement aux portes des quartiers kurdes, où les habitants vivent cloitrés.
Perchés sur les hauteurs d’Alep, les quartiers de Cheikh Maqsoud et d’Achrafieh sont dévorés par la peur du lendemain. Cette enclave urbaine, passée sous le contrôle des groupes kurdes aux premières heures du conflit syrien, a tout d’une forteresse imprenable : barricadée et fermée à double tour depuis la conquête d’Alcombats ep par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS), elle n’est plus reliée au reste du monde que par une seule voie d’accès, où les forces de sécurité locales, armées jusqu’aux dents, inspectent minutieusement toutes les allées et venues. Depuis le début du mois de décembre, les accrochages aux abords de ces quartiers se sont multipliés. A tel point que de nombreux Aleppins évitent à présent soigneusement ses alentours, de peur d’être pris dans les tirs croisés qui éclatent régulièrement entre les milices kurdes de la zone et des formations proturques stationnant à proximité.
A l’intérieur, au cœur d’un dédale de ruelles désordonnées et bondées, Hamed et ses amis ne font pas mystère de leur anxiété. Les trentenaires, dont la vie se résume à des petits boulots sans lendemain, confessent ne plus sortir de l’enclave, de peur d’être victimes d’expéditions punitives de formations hostiles. «Bien sûr que nous avons peur. Les miliciens qui nous pourchassent depuis plus de dix ans sont à nos portes et ils sont désormais en situation de force. Alors nous vivons au jour le jour.» Les jeunes hommes l’assurent : la soudaine montée des tensions n’a aucun lien avec HTS, qui, selon eux, «reste à bonne distance» : «Notre problème porte un nom, l’Armée nationale syrienne [ANS]. Ces milices proturques sont extrêmement présentes à Alep, et elles ne nous laissent pas respirer depuis plus d’un mois. Elles jouissent d’une totale impunité, et nous nous sentons terriblement vulnérables.»
«Entre le marteau et l’enclume»
Une situation aux airs de déjà-vu. Dès les premières heures du soulèvement syrien, Cheikh Maqsoud et Achrafieh ont été assiégés par une pléiade de milices islamistes. Leurs attaques continues ont été qualifiées de «crimes de guerre» par Amnesty International en 2016, et par un rapport des Nations unies l’année suivante. Dans les bureaux de son organisation, Nouri Sheikho, coprésident du comité populaire réunissant les deux secteurs – qui entretient des liens étroits avec l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (AANES) –, plante le décor : «Dès 2011, beaucoup de Kurdes d’Alep se sont retrouvés entre le marteau d’un régime dictatorial et raciste, et l’enclume de mouvements radicaux qui nous sont hostiles. Au moins 2 500 personnes du quartier ont été tuées, nous avons dû apprendre à nous protéger par nous-mêmes.»
Reportage
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Des blessures non cicatrisées qui se sont rouvertes immédiatement après la libération d’Alep, alors qu’éclataient les premiers affrontements entre les troupes kurdes et des groupes identifiés par ces derniers comme faisant partie de l’ANS. Le 31 décembre, la tension est encore montée d’un cran avec une frappe de drone attribuée à des formations proturques, qui a fait trois morts et sept blessés graves parmi les «Asayish»,l’organe de sécurité qui administre l’enclave.
Mahmoud, foulard kurde autour du cou, est à la tête de cet organe. «Les membres de HTS ne s’approchent pas, et nous n’avons pas de problèmes avec eux. Ce sont les groupes sous les ordres de la Turquie qui contrôlent totalement les environs, et qui mitraillent le quartier depuis l’extérieur, assure l’homme de 45 ans. Face à cela, nous avons été contraints de sécuriser les lieux afin d’éviter les infiltrations.»
«Des snipers des deux côtés»
Une tâche difficile, tant la confusion règne depuis plusieurs semaines : alors que les combats entre les troupes à dominante kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) et celles pilotées par Ankara font rage à quelques dizaines de kilomètres plus au nord, beaucoup de Kurdes des régions avoisinantes sont venus trouver refuge à Cheikh Maqsoud et Achrafieh. La population de l’enclave, selon les autorités locales, aurait été multipliée par deux depuis un mois, et avoisinerait désormais les 500 000 personnes.
Dans le courant du mois de décembre, les combattants kurdes du YPG déployés dans les quartiers d’Alep se sont retirés, à la suite d’un accord conclu dans le plus grand secret entre les FDS et HTS. «Ils ont tous quitté les lieux dans la précipitation pour rejoindre le territoire de l’AANES, évacuant même les personnes blessées dans les affrontements récents», explique la mère d’un combattant YPG. Depuis, la sécurité à l’intérieur et aux bordures de Cheikh Maqsoud n’est plus assurée que par les Asayish et le Comité de protection.
Fhemi Hamdi, 54 ans, est responsable de cette milice d’autodéfense qui regroupe depuis 2014 des volontaires ayant pris les armes pour défendre leurs quartiers. «L’anxiété est totale. Nous mobilisons des troupes, nous nous organisons, et nous préparons au pire. Nous en avons malheureusement l’habitude», commente-t-il, fataliste. Dans les bureaux de sa formation, à l’ombre de portraits du leader du Parti des travailleurs du Kurdistan – bête noire d’Ankara – quelques combattants observent avec attention sur un téléviseur les images d’affrontements entre les FDS et l’ANS, à quelques dizaines de kilomètres au nord d’Alep. «C’est peut-être ce qui nous attend, et personne ne nous protégera, nous le savons», poursuit Fhemi Hamdi.
Les forces kurdes font face à un courroux grandissant localement : de nombreux Aleppins les accusent de mitrailler sans discernement les personnes avançant vers l’enclave. A bonne distance de Cheikh Maqsoud, Hamer, 65 ans, explique : «Nous n’approchons plus, plusieurs routes sont impraticables à cause des snipers. Difficile de dire de quel côté viennent les tirs, mais la géographie des lieux incrimine les Kurdes, qui sont situés en hauteur. Je ne comprends pas : les FDS n’ont jamais agi de la sorte, et pourtant tout indique qu’ils sont responsables.»
Le mois dernier, Osama Lababidi a perdu un cousin, dont le véhicule a été criblé de balles à proximité de l’enclave : «Il allait prendre de l’essence quand il a été délibérément ciblé. Je ne peux pas dire d’où venaient ces tirs, il y a des snipers des deux côtés», affirme-t-il, prudent. Le directeur de l’hôpital le plus proche confirme avoir traité plus «d’une centaine de blessés, qui se trouvaient tous à l’extérieur de l’enclave», «ce qui ne laisse que peu de doutes sur l’origine des assaillants».
Remise des armes
Interrogés, les combattants kurdes de Cheikh Maqsoud s’insurgent et nient catégoriquement être à l’origine des tirs. Ils pointent du doigt leur ennemi : les groupes liés à l’Armée nationale syrienne, qui tenteraient «de saper l’image des Kurdes» et «de contraindre HTS à prendre le quartier sans attendre». Car ce sont bien les relations entre HTS et l’AANES, propulsées au centre de l’équation sécuritaire syrienne, qui détermineront le sort de l’enclave kurde d’Alep. De sources concordantes, les discussions entre les deux acteurs se poursuivent, sans avancée notoire sur les dossiers chauds, parmi lesquels la remise des armes des formations kurdes. Le nouvel homme fort de la Syrie et leader de HTS, Ahmed al-Charaa, a annoncé le 21 décembre qu’il «ne permettrait absolument pas que des armes échappent au contrôle de l’Etat», ajoutant lors d’une conférence de presse que cette décision s’appliquerait également aux «factions présentes dans la zone des FDS».
Une proposition «totalement inenvisageable pour l’heure», selon le responsable des Asayish de Cheikh Maqsoud : «Nous sommes sous attaque constante. Bien sûr, après les élections, quand la situation sera stabilisée, nous parviendrons peut-être à ce scénario. Mais à ce stade, cela serait du suicide.» Avant de conclure : «La Turquie menace le Rojava [la région du nord-est syrien administrée de facto par les Kurdes, ndlr] d’une opération militaire. Si c’est le cas, nous serons immédiatement attaqués et ferons face à un siège total et à une situation de guerre. Nous ferons avec, comme nous avons toujours fait.»