Après la sécurisation du passage d’un premier cargo, le président turc rencontre Vladimir Poutine vendredi, à Sotchi, pour parler notamment de l’Ukraine et de la Syrie. Marie Jégo décrit, dans un article du Monde du 5 août, ce qu’attend Ankara de cette réussite diplomatique.
Parti d’Odessa lundi matin, le Razoni, un cargo chargé de 26 000 tonnes de maïs, a été inspecté dans la matinée de mercredi 3 août, à l’entrée du Bosphore, par une équipe d’experts ukrainiens, russes, turcs et des Nations unies, coiffés de casques orange. Une fois l’inspection terminée, le Razoni a fait retentir sa sirène avant de s’engager dans l’entrée nord du Bosphore et de poursuivre sa route à destination du port libanais de Tripoli.
L’opération s’est déroulée sans anicroche. Les couloirs sécurisés ouverts en mer Noire ont fonctionné, l’inspection n’a pas duré plus d’une heure et, pour la première fois depuis le début de l’invasion russe, l’Ukraine a pu faire sortir un premier chargement de céréales.
L’opération consacre le succès des accords signés séparément par Moscou et Kiev, le 22 juillet, à Istanbul, sous l’égide de la Turquie et des Nations unies. Une petite partie des céréales bloquées en Ukraine depuis le début de l’invasion russe, le 24 février, a pu sortir via la mer Noire et être exportée. L’arrivée d’autres navires est espérée depuis Odessa, mais aussi depuis Tchornomorsk et Ioujne, les deux autres ports ukrainiens mentionnés dans l’accord.
« C’est une situation très agréable et dont nous sommes fiers », a déclaré Hulusi Akar, le ministre turc de la défense à l’agence de presse officielle Anadolu. A cette occasion, il a rappelé les efforts diplomatiques intenses déployés par son pays qui ont permis la signature de l’accord sur les exportations de céréales.Lire aussi : Article réservé à nos abonnésStocker ou exporter à perte, le dilemme des fermiers ukrainiens
Selon la partie turque, d’autres navires devraient emprunter les couloirs maritimes sécurisés dans les prochains jours. D’après Kiev, dix-sept cargos chargés d’environ 600 000 tonnes de denrées agricoles sont prêts à partir. Pourtant, excepté le Razoni, aucun autre navire n’a quitté l’Ukraine ces dernières quarante-huit heures.
« Nous espérons que le processus se poursuivra sans interruption ni problème », a tweeté le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavusoglu, après le départ du Razoni. Résolument optimiste, il a souhaité que l’accord contribue à renforcer la confiance entre Moscou et Kiev, au point d’amener les belligérants « à un cessez-le-feu et à une paix durable ».
Le succès de l’accord d’Istanbul rehausse l’image du président Recep Tayyip Erdogan sur la scène internationale, redonnant à la Turquie sa centralité géopolitique, renforçant sa position de médiateur impartial entre Kiev, à qui elle fournit des drones de combat, et Moscou, dont elle dépend pour sa sécurité énergétique et alimentaire.
Lire aussi : En Ukraine, le blé se trace de nouvelles routes
Quarante-cinq pour cent de l’énergie consommée en Turquie vient de Russie, et 70 % du blé importé par Ankara est russe. A partir de ce blé, la Turquie produit de la farine et des produits alimentaires qu’elle exporte ensuite vers tout le Moyen-Orient.
Deux « maîtres » de la mer Noire
Fort de ce « succès diplomatique », le président Erdogan a « de bonnes cartes en poche » à la veille de sa rencontre avec Vladimir Poutine, son homologue russe, a estimé Nagehan Alçi, l’éditorialiste vedette du quotidien pro-gouvernemental Daily Sabah, dans l’édition du 1er août.
Vendredi 5 août, M. Erdogan se rendra à Sotchi pour s’entretenir avec Vladimir Poutine. C’est là que les deux « maîtres » de la mer Noire, Erdogan, qui verrouille les détroits, et Poutine, qui empêche les flux commerciaux grâce à son blocus naval, vont « se coordonner au sujet de l’efficacité de ce mécanisme d’exportation de céréales depuis les ports ukrainiens », a déclaré mardi Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin.
Les deux dirigeants discuteront de l’Ukraine et également de la situation en Syrie, où le numéro un turc veut intervenir militairement pour chasser les Kurdes syriens des YPG (unités de protection du peuple), alliés des Occidentaux dans la lutte contre l’Etat islamique, qu’il accuse d’être des « terroristes » affiliés au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, autonomiste).
La bénédiction du Kremlin est indispensable au président turc qui envisage d’attaquer les villes de Tall Rifaat et de Manbij, situées à l’ouest de l’Euphrate et contrôlées par les YPG. L’espace aérien étant sous le contrôle de la Russie, la Turquie doit obtenir le feu vert du maître du Kremlin avant d’intervenir.
Lire aussi : La guerre en Ukraine, sujet de discussion au sommet entre la Russie, la Turquie et l’Iran à propos de la Syrie
Auréolé de son succès sur l’accord céréalier, lequel bénéficie largement à la Russie, M. Erdogan aborde ce rendez-vous en confiance. Grâce à la médiation turque, Moscou a reçu la garantie de pouvoir exporter elle aussi ses céréales et ses engrais, malgré les sanctions occidentales. Certaines banques russes, dont la banque Rossia, étroitement liée à Vladimir Poutine, vont ainsi pouvoir utiliser certains de leurs actifs gelés par l’Union européenne dès lors que ces fonds serviront à des transactions alimentaires.
Les producteurs agricoles russes sont désormais assurés que leurs avoirs ne seront pas gelés. L’accord favorise l’entourage du chef de l’Etat russe car le marché des céréales est dominé par de grandes exploitations agricoles proches du pouvoir. Le développement du secteur céréalier est ainsi supervisé par le ministre Dmitri Patrouchev, le fils aîné du secrétaire du Conseil de sécurité de Russie, Nikolaï Patrouchev.
Les propriétaires de Demetra Holding, le deuxième exportateur de céréales russes, sont la banque VTB et l’entreprise Marathon Group, d’Alexandre Vinokourov, le gendre du ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov.
« Bien que ces dérogations concernent strictement les produits agricoles, elles pourraient également débloquer une partie des actifs des banques liées au cercle restreint de Poutine et au complexe militaro-industriel russe », constate l’ONG Crisis Group dans une récente analyse.
Marie Jégo(Istanbul, correspondante)