« L’inflation n’avait jamais atteint de tels niveaux en Turquie depuis l’arrivée au pouvoir du président turc Recep Tayyip Erdogan en 2003. A moins d’un an de l’élection présidentielle prévue pour juin 2023, le sujet est devenu brûlant » rapporte EURONEWS du 7 juillet 2022.
Selon les chiffres officiels publiés lundi, l’inflation a atteint 78,6% sur un an en juin. Cette très forte hausse des prix s’explique en grande partie par l’effondrement de la livre turque, qui a perdu près de la moitié de sa valeur en un an face au dollar.
Mais avec la guerre en Ukraine, les confinements successifs en Chine, la pénurie d’énergie qui persiste et les chaînes de production perturbées, il y a un problème d’inflation au niveau mondial.
Face à la hausse globale des prix, de façon quasi synchronisée, les banques centrales du monde entier s’empressent de relever leurs taux d’intérêt directeurs dans l’espoir de maîtriser l’inflation galopante.
Mais malgré une inflation en constante accélération, et des craintes de nouvelles hausses de prix liées à la guerre en Ukraine, la Banque centrale turque refuse toujours de relever son taux directeur, stable à 14% depuis décembre.
À rebours des théories économiques classiques, le président Erdogan estime que les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation.
Ces décisions avaient provoqué un effondrement de la livre turque, qui a perdu 44% face au dollar en 2021. La monnaie a encore vu sa valeur fondre de 23% face au billet vert depuis le 1er janvier, malgré des interventions répétées de la banque centrale.
Pourquoi la banque centrale turque a-t-elle décidé de suivre une stratégie totalement différente des autres banques ? Quelles seront les conséquences d’une telle politique monétaire ?
Relever les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation
D’abord, intéressons-nous aux raisons qui poussent les banques centrales à augmenter leur taux pour freiner l’inflation.
La banque centrale d’un pays est avant tout une institution indépendante, chargée par l’État de décider d’appliquer la politique monétaire.
La mission première d’une banque centrale est d’assurer donc la stabilité des prix. Cela signifie qu’elle doit contrôler à la fois l’inflation – lorsque les prix augmentent – et la déflation – lorsque les prix baissent.
Des taux faibles permettent généralement d’avoir une croissance économique plus élevée et de baisser ainsi le chômage. Si au contraire, les taux directeurs augmentent, la croissance et l’emploi baissent, car moins de liquidités sont octroyées à l’économie.
C’est pourquoi toutes les banques centrales se fixent un objectif d’inflation modérée et positive, généralement autour de 2 %, afin d’encourager une croissance progressive et régulière.
Mais lorsque l’inflation commence à monter en flèche, la banque centrale est en grande difficulté.
Le rôle des banques dans l’économie
Les banques commerciales, celles vers lesquelles nous nous tournons lorsque nous devons ouvrir un compte bancaire ou souscrire un prêt, empruntent directement de l’argent auprès de la banque centrale pour couvrir leurs besoins financiers les plus immédiats.
La banque centrale prête de l’argent aux banques commerciales, et ces dernières prêtent de l’argent aux ménages et aux entreprises pour soutenir la croissance.
Lorsqu’une banque commerciale rembourse sa dette à la banque centrale, elle doit payer un taux d’intérêt. La banque centrale a donc le pouvoir de fixer ses propres taux d’intérêt, ce qui détermine ainsi le prix de l’argent.
Si la banque centrale impose des taux plus élevés aux banques commerciales, ces dernières augmentent à leur tour les taux qu’elles proposent aux ménages et aux entreprises qui ont besoin d’emprunter pour investir.
Par conséquent, les prêts immobiliers, les prêts à la consommation, les cartes de crédit sont plus chers et les ménages deviennent plus réticents à solliciter les organismes de financement. Les entreprises, qui ont besoin des banques pour leurs futurs investissements, commencent à y réfléchir à deux fois avant d’agir. D’où le ralentissement de l’économie.
Le durcissement des conditions financières entraîne inévitablement une baisse de la consommation dans la majorité des secteurs économiques. Lorsque la demande des biens et des services diminue, leurs prix ont tendance à baisser.
C’est exactement ce que les banques centrales ont l’intention de faire : réduire les dépenses pour freiner l’inflation.
Mais la banque centrale turque qui est aussi officiellement indépendante du pouvoir exécutif suit un tout autre modèle pour lutter contre l’inflation.
Nouveau modèle économique d’Erdogan
Pour enrayer ce déclin, le président turc s’est lancé en 2018 dans ce qu’il a appelé un « nouveau modèle économique ».
Il s’agit de mettre de côté l’inflation croissante et de réduire les taux d’intérêt pour stimuler la croissance économique.
« Nous allons réduire les taux d’intérêt et nous les réduisons déjà. Sachez que l’inflation va également baisser, elle va même baisser davantage », cette phrase prononcée par le président turc en janvier dernier, illustre bien sa théorie économique qu’il ne cesse de répéter depuis plusieurs années : l’intérêt est la cause, et l’inflation la conséquence.
En Turquie, la croissance était surtout liée à des investissements massifs fortement dépendants des grandes constructions : l’aéroport d’Istanbul, le troisième pont du Bosphore, le pont de Canakkale…, tous ces grands projets qui ont coûté des milliards de dollars ont été financés grâce aux banques.
En parallèle, à l’instar de beaucoup de pays, la croissance turque est également soutenue par la consommation des ménages.
Cette politique monétaire, défendue par M. Erdogan, a pour but de stimuler la croissance, d’augmenter la compétitivité des produits d’exportation et de faciliter l’accès des ménages au crédit.
Depuis 2018, la Banque centrale turque a augmenté ses taux directeurs pour freiner la dépréciation de la livre turque. Mais chaque décision en faveur d’une augmentation s’est soldée par le limogeage du président de la banque.
Trois patrons de la banque centrale ont été licenciés par le président Erdogan depuis 2018.
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L’argument religieux
Le président turc, connu pour son conservatisme religieux, en décembre dernier, avait justifié son choix de garder des taux plus faibles dans le but de limiter l’usure interdit par la religion musulmane : « Nous baissons les taux. Ne vous attendez pas à autre chose de ma part. En tant que musulman, je continuerai à faire ce que ma religion m’ordonne de faire. »
Mais dans le même temps, le président turc met en place des dispositifs permettant à de futurs acquéreurs de souscrire à des prêts immobiliers avec des taux plus avantageux.
L’objectif reste avant tout la croissance économique.
« Il est déjà trop tard pour la Turquie »
D’après l’économiste et analyste financier turc Selçuk Geçer, les banques centrales disposent de deux armes importantes pour la stabilité des prix : le taux directeur et leurs réserves. « Si ces armes ne sont pas utilisées en temps voulu et de manière efficace, l’inflation et la hausse des prix deviennent incontrôlables. »
Dans les faits, la Turquie a, à la fois, épuisé ces armes et provoqué un dérapage de l’inflation à cause de sa mauvaise politique monétaire mise en œuvre depuis 2015, selon l’économiste.
« La mauvaise politique a épuisé les réserves et a provoqué d’énormes déficits budgétaires. La banque centrale pensait pouvoir maintenir le taux de change en vendant des réserves. Mais cela n’a pas fonctionné », explique Selçuk Geçer.
Pour l’économiste turc, il est déjà trop tard pour augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation:
« Aujourd’hui, l’arme des taux d’intérêt est déjà inutilisable. Pour maîtriser une inflation de 80 % et le taux de change, il faut que les taux directeurs soient d’au moins 100%. Une telle augmentation est presque impossible, cela verrouillerait l’ensemble du marché. «
« Cela serait un suicide politique pour Erdogan »
« D’autre part, à l’approche des élections, une telle augmentation signifierait un suicide politique pour Erdoğan », a ajouté Selçuk Geçer. Selon lui, les mauvaises politiques monétaires ont mis la Turquie dans une impasse.
Les équilibres macroéconomiques se détériorent un peu plus chaque jour et la dépression économique s’accentue. « L’effondrement des devises, l’hyperinflation et les faillites sont à notre porte », fait savoir Selçuk Geçer.
Cette inflation, plus élevée encore dans les grandes villes du pays, a contraint le gouvernement a annoncé vendredi une nouvelle hausse de 25% du salaire minimum – après celle de 50% mise en œuvre au 1er janvier – au risque d’accélérer encore la hausse des prix à la consommation dans les prochains mois.
Contrôler l’inflation d’ici la prochaine élection sera sans doute le plus grand défi du président turc.
EURONEWS, 7 juillet 2022