« Ankara est en position de force pour bloquer l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Alliance atlantique, puisque tout élargissement requiert un vote unanime. Elle veut négocier des contreparties » rapporte Yves Bourdillon et Anne Bauer dans Les Echos du 28 juin 2022.
Un mode de fonctionnement à l’unanimité soude une organisation mais permet à chacun de ses membres d’effectuer un quasi-chantage. C’est ce que redécouvre l’Otan avec le veto de la Turquie à l’entrée de la Finlande et de la Suède, en réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ce revirement spectaculaire de deux pays neutres et pacifistes annoncé début mai a été bloqué immédiatement par le président turc Recep Tayyip Erdoğan.
Ce dernier va négocier une levée éventuelle de son veto ce mardi à Madrid avec son homologue finlandais Sauli Niinistö et la Première ministre suédoise, Magdalena Andersson. Ankara accuse notamment Stockholm d’abriter des militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’Ankara considère comme terroriste. Il dénonce aussi la présence en Suède de partisans du prédicateur Fethullah Gülen, qu’il soupçonne d’avoir orchestré la tentative de coup d’Etat de juillet 2016. Il exige l’extradition de certains d’entre eux, ce que Stockholm n’acceptera vraisemblablement pas.
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Avions de chasse américains
La Turquie exige aussi la levée des blocages d’exportations d’armes que lui imposent Stockholm et Helsinki depuis l’intervention militaire turque dans le nord de la Syrie en octobre 2019.
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Ces exigences visent à prouver son pouvoir de nuisance à ses partenaires et à obtenir des concessions en matière de livraison d’armes. « La philosophie des Turcs est de ne jamais laisser passer une bonne crise sans en tirer un bénéfice politique. Ils invoquent le terrorisme kurde mais il ne s’agit que d’un prétexte, leur but étant une levée des sanctions qui pèsent sur leur industrie de défense et la modernisation de leur aviation militaire », souligne un négociateur de l’Otan qui ne peut être cité.
La Turquie souhaite obtenir des avions de chasse américains F-16. Elle avait aussi versé il y a trois ans 1,4 milliard de dollars pour une commande d’avions de combat furtifs F-35, jamais livrés ; la commande avait été gelée par Washington après l’achat par la Turquie du système antimissile russe S-400, perçu comme une menace pour le F-35. « A la fin, nous savons d’où viendra la solution : des Etats-Unis quand ils décideront de s’impliquer pour signer un accord avec la Turquie », estime Iro Särkkä, experte des questions de défense à l’Université d’Helsinki.
Logique transactionnelle
Il est peu probable que les Etats-Unis cèdent et réintègrent la Turquie dans le programme du F-35, souligne le même négociateur, mais ils pourraient accepter de moderniser ses F-16. La Turquie en possède 250 et s’émeut de l’achat des avions français Rafale par la Grèce, rival historique avec lequel les relations sont à nouveau tendues en mer Egée . L’administration Biden a récemment demandé au Congrès d’approuver la modernisation de la flotte de F-16 turcs, ainsi que la vente de chasseurs supplémentaires (Ankara en voudrait 40).
« Les Turcs sont constamment dans une logique transactionnelle, ils ne voient pas l’Otan comme la clé de voûte de leur sécurité et ils ne partagent pas ses valeurs, mais ils sont pragmatiques et ont besoin de l’Otan pour compenser leurs vulnérabilités face à la Russie. Ils vont donc faire monter les enchères. Mais à 29 Etats contre eux, ils ne pourront tenir seul très longtemps », prédit le négociateur.
Les Echos, 28 juin 2022, Yves Bourdillon & Anne Bauer, Photo/JOHANNA GERON/AP