« “Journal inquiet d’Istanbul” est à la fois une autobiographie humoristique et le portrait désabusé d’un pays à la dérive. Sa publication est prévue pour le mois d’août en France et dans d’autres pays européens, mais pas en Turquie, par crainte de représailles. “Courrier international” s’est entretenu avec l’auteur, le dessinateur Ersin Karabulut » l’interview publié le 18 juin 2022.
Courrier international : Le passage par l’histoire est-il incontournable pour comprendre la Turquie d’aujourd’hui que vous décrivez dans cette bande dessinée ?
Ersin Karabulut : Je voyage fréquemment à l’étranger et je mesure à quel point les gens savent peu de choses sur la Turquie et sur son histoire. Ils m’interrogent souvent sur le mode : “Comment la Turquie en est-elle arrivée là ? Pourquoi les gens ne descendent pas manifester dans les rues ?” Or, pour comprendre les raisons de cette apathie, de cette passivité, de cette confusion et de cette peur, le détour par l’histoire est indispensable.
Pour autant, il ne s’agit pas d’un livre d’histoire, mais bien d’une sorte d’autobiographie au ton humoristique.
Oui, je n’ai pas les compétences pour faire un ouvrage d’histoire ou de sociologie. Je raconte donc l’histoire que je connais le mieux : la mienne, avec l’époque en arrière-plan. Je pense que pour saisir et maintenir l’intérêt du lecteur, pour vraiment éveiller sa curiosité, il faut qu’il y ait une forme d’empathie avec les personnages.
Votre bande dessinée suit les périples d’un enfant dont le rêve est de devenir dessinateur, puis ceux d’un jeune homme embauché par un magazine prestigieux, qui se trouve confronté à la peur de la censure qui émane de l’État comme d’une partie de la société. Comment travailler dans ce contexte ?
Cela fait vingt-cinq ans que je fais ce métier et c’est de plus en plus difficile. La concurrence d’Internet ne nous aide pas, mais c’est surtout l’atmosphère politique, qui n’a jamais été aussi pesante. Certains kiosquiers refusent de mettre notre magazine [l’hebdomadaire satirique Uykusuz, dont il est le cofondateur] dans leur devanture face à la pression. Avant de publier cette BD, j’ai consulté deux avocats, qui m’ont fortement conseillé de ne pas la publier en Turquie. Elle ne sortira donc qu’à l’étranger, dans quelques pays européens. C’est dommage, surtout pour la bande dessinée turque qui a une riche histoire, même si elle est loin d’égaler l’école française ou belge.
Le mois dernier, une peinture murale que vous aviez réalisée à l’occasion d’un festival de bande dessinée a été retirée à la suite d’une campagne de censure. Pourquoi ?
C’est ridicule. Il s’agissait de la réutilisation d’un travail que j’avais réalisé pour le magazine Fluide glacial il y a quelques années lors d’un numéro consacré à l’horreur dans la BD. Il n’y a que des personnages fantastiques mais comme l’on aperçoit des organes génitaux, il y a eu une vague d’indignation et une campagne en ligne et dans le monde politique. La mairie [tenue par l’opposition] a fini par plier et par accepter de retirer l’illustration. Mais c’est une grave erreur, ils n’auraient pas dû céder. Quelle est la prochaine étape ? Maintenant que tout ce qui peut être de près ou de loin qualifié de sexuel doit être interdit, qu’est-ce qu’on va encore interdire ? On va finir par ne plus dessiner que des carrés blancs…
Mais je n’abandonne pas. Journal inquiet d’Istanbul n’est que le premier volume d’une trilogie. Je suis en train d’écrire le deuxième volet, qui commence en 2013, avec les événements de Gezi [une vague de manifestations contre le pouvoir qui s’était soldée par huit morts au printemps 2013] en toile de fond et grâce auquel l’on comprendra comment j’ai vaincu ma peur pour oser me lancer dans la caricature politique.
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Courrier International, 18 juin 2022, Propos recueillis par Raphaël Boukandoura