« Malgré les réticences de la Turquie, le secrétaire général de l’Alliance atlantique espère célébrer, fin juin, l’adhésion de la Finlande et de la Suède » rapporte Anne-Françoise Hivert et Jean-Pierre Stroobants dans Le Monde du 17 juin 2022.
Jens Stoltenberg qualifie l’événement d’« historique », mais on ignore désormais s’il aura vraiment lieu. L’OTAN, confrontée à la guerre en Ukraine, à la redéfinition de son « concept stratégique » et à des débats non résolus – sur son financement commun ou son rôle futur face à la Chine –, espérait célébrer, fin juin, à Madrid, l’adhésion de deux nouveaux membres, la Suède et la Finlande, que le conflit déclenché par la Russie a poussées à sortir de leur statut de neutralité.
Problème : « Un changement a eu lieu, et cela signifie qu’un processus que l’on pensait se dérouler sans heurts a rencontré des problèmes. Nous devons faire comme nous le faisons toujours, et trouver une solution, mais cela prend un peu plus de temps », a expliqué le secrétaire général de l’Alliance atlantique à des médias scandinaves, jeudi 16 juin, à l’issue d’une réunion des ministres de la défense à Bruxelles.
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Quel est ce « changement » ? Les réticences que la Turquie manifeste toujours à l’égard de cet élargissement. Soulignant ses « préoccupations sécuritaires » et la nécessité que la Suède et la Finlande prennent des mesures « claires, concrètes et décisives dans la lutte contre le terrorisme », le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé, mercredi 15 juin, que sa position ne bougerait pas avant le sommet de Madrid s’il n’obtenait pas satisfaction. Or, un élargissement de l’Alliance suppose une décision à l’unanimité des trente membres. Une réunion entre des représentants des trois pays, à Ankara, le 25 mai, n’avait débouché sur aucune avancée.
« Préoccupations légitimes »
Le 8 juin, le journal turc Yeni Safak a détaillé la liste des exigences d’Ankara. Le pouvoir turc réclame notamment qu’Helsinki et Stockholm lui apportent leur « soutien » dans la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les milices kurdes du YPG en Syrie, l’organisation Etat islamiste, le groupe d’extrême gauche Parti-Front de libération du peuple révolutionnaire (DHKP-C) et le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen. Autre demande : que les deux pays ferment les sites et les médias qui y sont liés et interdisent les manifestations de leurs partisans. La Turquie réclame également une modification des lois antiterroristes des deux pays, l’expulsion de personnes suspectées de terrorisme et la levée des restrictions sur les exportations d’armes.
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Plus que la Finlande, c’est la Suède qui est visée : au moins 100 000 Kurdes, originaires de Turquie, de Syrie, d’Iran, d’Irak et du Liban y vivent. Huit députés d’origine kurde siègent au Parlement. Et, aux yeux du président Erdogan, Stockholm s’est longtemps montré trop conciliante à leur égard. Le royaume scandinave a toutefois été le deuxième pays – après la Turquie – à classer le PKK comme organisation terroriste, dès 1984.
Embarrassé, M. Stoltenberg a abondamment souligné, ces derniers jours, la nécessité de prendre en compte les « préoccupations légitimes » de la Turquie un pays qui, plus que d’autres dit-il, a été durement frappé par le terrorisme. Le secrétaire général rappelle aussi que l’Union européenne, l’OTAN mais aussi les deux pays candidats considèrent comme terroristes une partie des organisations visées par Ankara.
Le gouvernement suédois a multiplié les déclarations censées rassurer Ankara. « Nous prenons très au sérieux les objections de la Turquie, notamment en ce qui concerne la lutte contre le terrorisme », a dit la première ministre sociale-démocrate, Magdalena Andersson, le 13 juin, alors qu’elle recevait M. Stoltenberg. « Nous possédons une législation contre le terrorisme beaucoup plus forte qu’auparavant. Il en va de même pour le financement du terrorisme. Le 1er juillet, la législation sera encore renforcée », a-t-elle insisté.
« Main dans la main »
Le 10 juin, la cheffe de la diplomatie suédoise, Ann Linde, a assuré que son pays « allait contribuer solidairement à la sécurité de tout l’OTAN, y compris de la Turquie ». Le 12 juin, le président finlandais, Sauli Niinistö, déclarait pour sa part : « Notre législation et nos positions sur le terrorisme en Turquie (…) sont alignées sur la moyenne des pays de l’OTAN. » Il arguait qu’Ankara veut, en fait, envoyer un signal « à tout l’OTAN, et peut-être même au-delà des pays de l’OTAN ». M. Niinistö refuse, comme le réclament certains dans son pays, de se désolidariser de la Suède. « Nous irons main dans la main », a-t-il dit.
« La coopération nordique en général, et la relation avec la Suède en particulier, est une sorte de valeur-clé de la politique étrangère finlandaise, et son point de départ », souligne Saari Sinikukka, chercheuse à l’Institut finlandais de politique étrangère à Helsinki. Pour l’OTAN, pas question d’évoquer des scénarios alternatifs à l’intégration simultanée des deux candidats. « Cela ne ferait probablement que saper le travail si je commence à spéculer sur des alternatives », commentait jeudi M. Stoltenberg.
Pour les deux pays, le temps presse désormais. Le 14 juin, la première ministre finlandaise, Sanna Marin, jugeait « très important » de trouver un accord avant Madrid, sous peine de voir la situation « se figer ». La diplomatie turque répond officiellement qu’elle attend des réponses écrites à ses demandes.
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En fait, selon des informations obtenues par Le Monde, un mémorandum commun serait en voie de finalisation et ferait en sorte qu’Ankara, obtenant notamment la fin de restrictions sur les exportations d’armes, ne s’opposerait par à l’octroi, lors du sommet de Madrid, du statut de « pays invité » aux deux candidats, lesquels signeraient ensuite un traité d’adhésion à l’automne et deviendraient membres à part entière au début 2023.
Le tout supposant sans doute aussi une intervention des Etats-Unis puisque Washington, après avoir accusé la Turquie de saper la mission internationale contre l’organisation Etat islamique par son immixtion dans le conflit syrien, en 2019, a aussi pris, en décembre 2020, des sanctions contre Ankara pour son acquisition de systèmes aériens russe S-400. L’administration Trump avait interdit les exportations d’armes vers Ankara et suspendu la participation turque au programme du nouvel avion de guerre F-35.
A l’OTAN, le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, a prudemment esquivé, jeudi, tout propos sur ce dossier, se contentant de plaider, lui aussi, pour une intégration rapide des deux prétendants.
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Le Monde, 17 juin 2022, Anne-Françoise Hivert & Jean-Pierre Stroobants